Un an après « La Disparition d’Hervé Snout », thriller ironique et glaçant sur le patron d’un abattoir littéralement haché menu, Olivier Bordaçarre se livre à un véritable grand écart avec « Un Amour d’Elise », roman d’une sensibilité extrême, d’une facture superbe et d’une construction magistrale sur l’histoire d’un couple qui avait traversé de concert près de neuf décennies

Cela commence à la façon d’un roman d’anticipation, en 2067, alors que les températures sont devenues brûlantes et que la technologie a profondément transformé la vie au quotidien. Olivier Bordaçarre cite le cadre de vie, les appartements high tech, la lumière diffusée par les murs, les écrans qui vous restituent immédiatement les livres que vous aimez, comme les révolutions médicales, les nouvelles prothèses intelligentes et indolores, mais aussi le contrôle généralisé des citoyens, par exemple la mesure en continu par des box des paramètres individuels de santé. Tout ce qu’on découvre en même temps qu’apparaît Elise un matin au sortir du sommeil. La vieille dame vit seule, la partie droite du lit conjugal est vide depuis la mort récente de son époux, l’écrivain Gilles Arthur, à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. Elle va bientôt s’employer à mettre un peu d’ordre dans le bureau de celui-ci, mais n’imagine certainement pas y faire une découverte bouleversante : « plaquée au mur, une chemise épaisse aux élastiques distendus contenant un manuscrit dont elle n’a jamais entendu parler : Grandir ensemble. » En fait le récit par Gilles Arthur des neuf décennies de leur vie commune. Pour le lecteur, en position de surplomb par-dessus l’épaule de la vieille dame, un prodigieux cheminement qui fait du livre d’Olivier Bordaçarre un grand moment d’invention littéraire.
Parfois des décalages de dates ou une certaine différence de rendu des faits entre le récit de Gilles et les souvenirs qu’Elise en garde ne manquent pas d’interroger le lecteur
Le roman, que l’écrivain disparu avait curieusement dissimulé au milieu d’autres dossiers, généreusement étoffé de notes, documents divers et même feuillets raturés tels des repentirs, raconte leur rencontre précoce dès l’adolescence, puis le long éloignement au début de l’âge adulte, les bouts de chemin avec d’autres partenaires avant les retrouvailles en 1997 et les années de vie commune, les enfants, les bonheurs, mais aussi les « tempêtes » et les drames, leurs sensibilités et leurs affres respectives d’artistes. Lui, Gilles Arthur, né en 1966, écrivain à succès, elle, Elise Délissalde, née en 1967, sculptrice ayant accédé sur le tard à une renommée internationale. Il lui avait fallu attendre 2047 pour qu’une exposition lui soit consacrée au Centre Pompidou. A travers leurs deux destinées le récit restitue de façon quasi exhaustive, avec une foule de références précises à l’actualité, souvent lestées d’une forte charge critique, ce que furent le temps et les lieux traversés par eux, notamment au cours de la période 1980-2024. Tandis que d’autres chapitres sont consacrés à l’année 2067. Olivier Bordaçarre fait tout du long alterner les deux temporalités, en une manière d’aller et retour entre le présent de la lecture du manuscrit et le passé que celui-ci restitue. Parfois des décalages de dates ou une certaine différence de rendu des faits entre le récit de Gilles et les souvenirs qu’Elise en garde ne manquent pas d’interroger le lecteur. On pourrait certes les attribuer au fonctionnement de leurs vécus et de leurs mémoires respectives. C’est ainsi qu’on voit Elise contester des passages du roman de son mari et sa propension à l’embellissement : « Ah, le bel écrivain qui perd la mémoire pour faire un joli roman sans vagues, sans une ombre au tableau ! » Le propos est rude, pour la femme éplorée qui est entrée en veuvage depuis seulement cinq mois.
Il faut reprendre la lecture, en changer l’éclairage initial, réévaluer les certitudes qu’on s’était forgées
2 réponses à “Olivier Bordaçarre”
Il me tarde de le lire. J’ai eu tellement de bonheur à lire La Disparition d’Hervé Snout (un hommage, entre beaucoup d’autres choses, à Perec).
Il faut s’accrocher, avec Olivier Bordaçarre.
Et j’aime quand, lecteur, on a du boulot.
Merci Michèle,
Pour Perec je t’avoue avoir hésité et j’en suis resté prudemment au palindrome de Snout (Olivier Bordaçarre m’avait dit que j’étais le seul à l’avoie repéré, ce qui est proprement impensable !)
Tu verras, avec « Le roman d’Elise » on est encore dans une incroyable sophistication narrative.
J’ai reçu ce matin un mail, dans lequel Olivier me rappelle un papier de…2006 :
« Un talent brut. Il n’apparaît pas chaque année un nouveau Jean Rouaud. Mais en n’hésitant pas à faire le pari de l’avenir, on trouve Olivier Bordaçarre. Il écrit simplement juste. C’est-à-dire en accord avec son propos. (…) Par les ruptures de rythme narratif, par le souffle critique et satirique. Une forte personnalité d’écrivain, capable de porter la langue à incandescence et de la faire grincer. » Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, 5 janvier 2006.
Content de ne m’être alors pas trompé !
En tout cas le blog me permet d’aller plus loin dans mes chroniques.