Dans « L’Absent », seizième livre de Marie Sizun depuis « Le Père de la petite » (Arléa, 2005), l’on retrouve certes à l’identique la subtilité d’une écriture qui n’a guère cessé de creuser le sillon autobiographique, avec ces apogées que furent « La Gouvernante suédoise » (2016), « Les Sœurs aux yeux bleus » (2019), « La Maison de Bretagne » (2021) ou encore, tout récemment, « 10, Villa Gagliardini » (2024), tous publiés chez Arléa. Sauf que ce récit à la première personne, dans l’ombre portée de Milan Kundera, apparaît assurément comme le plus audacieux et le plus bouleversant dans l’exploration d’une intimité

Au fil de ses deux centaines de pages « L’Absent » raconte en effet un amour quasi clandestin de quatre décennies. Celui-ci avait commencé dans un lycée de Karlsruhe, au sud-ouest de l’Allemagne, dans le Bade-Wurtemberg, où celle qui aujourd’hui se souvient, jeune agrégée de lettres classiques, était partie enseigner le français. Elle y était restée dix-sept ans et y avait vu arriver un compatriote, dont elle s’était éprise. Une idylle discrète, mais très vite intense, entre eux deux s’était nouée. Ils avaient trente-cinq ans. Les années ont passé, la vieillesse est venue. Jusqu’à un sinistre matin de mars 2020 : un appel téléphonique informe la narratrice que l’homme si longtemps et passionnément aimé vient de s’éteindre dans un hôpital bruxellois. Une histoire s’achève dont Marie Sizun restitue avec une douloureuse précision toute la singularité. A commencer par le secret dans lequel leur liaison n’avait dû cesser de baigner. La narratrice sortait alors d’un « triste mariage », elle « élevait seule trois enfants pleins de vie dont le plus jeune avait quatre ans, l’aînée huit ». Le collègue rencontré à Karlsruhe s’était lui-même marié jeune, à vingt ans. Il avait deux enfants, un fils autiste et une fille épileptique, auxquels il était indissolublement attaché. Sa femme avait été atteinte par une maladie incurable. A aucun moment il n’avait moralement pu envisager de quitter sa famille. Mais pas question non plus de renoncer à ce qui constituait pour lui son véritable amour. Quarante ans durant il était donc resté l’amant de la narratrice, ne partageant son existence qu’à de très brèves périodes.
Leur histoire jusqu’au bout ainsi continuerait, ne cessant d’orienter la vie de la narratrice mais la contraignant toujours au silence
Ce qui d’abord frappe dans ce texte d’une rare sincérité, c’est la sorte de pureté, pour ne pas dire d’innocence, qui ressort d’une histoire par ailleurs terriblement compliquée, avec ses dissimulations et ses stratégies pour continuer de se voir. C’est aussi l’inaltérable double fidélité de celui qui vient de mourir. Aux siens et à l’amante devenue la dame âgée qui raconte. Abasourdie par la brutalité de la nouvelle puis submergée par le flot des souvenirs et les inscrivant dans l’ordre d’une narration qui remonte dans le passé. Depuis la rencontre initiale, la séduction qui émanait de l’homme discret et cultivé, professeur brillant et personnalité atypique rétive à se couler dans le moule commun, avec son air distrait et son imperméable défraîchi à la Colombo. Jusqu’aux dernières années, la permanence de sa délicatesse comme de son alacrité d’esprit, tandis que sa santé devenait de plus en plus gravement vacillante. Pour lui après l’Allemagne il y avait eu Bruxelles. Sa fille venait de mourir. La narratrice s’y était à son tour installée, le rejoignant mais ne partageant pas davantage de temps avec lui. Plus tard, elle choisirait finalement de partir à Paris, attendant fiévreusement les visites qu’il lui ferait ou celles qu’elle pourrait lui faire. Paris-Nord et Bruxelles-Midi se métamorphoseraient pour eux en hauts lieux de leur passion. Leur histoire jusqu’au bout ainsi continuerait, ne cessant d’orienter la vie de la narratrice mais la contraignant toujours au silence. Impossible de parler à quiconque de la mort de l’amant octogénaire, de partager sa douleur. Un crève-cœur. Le récit qu’elle fait aujourd’hui dans une certaine mesure tient lieu de compensation.
Leur inscription l’un et l’autre dans un semblable parcours social