TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Entretien avec Jean Echenoz (« Des éclairs »)


La parution d’un roman de Jean Echenoz est toujours un événement. Le lauréat du prix Goncourt 1999 s’est affirmé depuis longtemps comme l’une des références essentielles dans le paysage littéraire. Il évoque ici son cheminement et le nouvel élan qu’il veut donner à son écriture.

Depuis 1979 Jean Echenoz a imposé un ton nouveau et une manière de voir inédite dans le roman de langue française. Il a fait entrer dans ses livres les sons, les images et les façons de penser de notre temps. Non pas de façon documentaire, mais par des inventions langagières auxquelles on ne connaît guère de précédents. Il fait partie de la minuscule cohorte des créateurs qu’on reconnaît immédiatement à leur style. Nombreux sont ceux qui se sont inscrits dans son sillage. Son dernier livre, « Des éclairs », paraît ce jeudi. Un tournant s’y fait sentir, dans sa conception comme dans sa forme. Rencontre avec l’auteur.   

Avec « Des éclairs », vous mettez le point final à une « suite de trois vies ». Mais il semble qu’en cours de route vous ayez réorienté votre projet et modifié le rapport entre la composante purement biographique et la composante fictionnelle. Vous présentez d’ailleurs ce dernier roman comme une « fiction sans scrupules biographiques »

Dès « Ravel », je m’étais donné de petites marges de liberté qui avaient rendu la mise au point très difficile. J’avais eu du mal à définir la ligne de crête entre la fidélité biographique très scrupuleuse, que je voulais tenir, et ces marges que je me donnais. Ce qui fait que l’élément de fiction était toujours très étayé par des lieux, des personnes… Il était de l’ordre du plus que vraisemblable. Dans « Courir », si je restais assez proche aussi de la biographie, j’avais reconstitué un petit peu les choses. Et là, pour « Des éclairs », je me suis donné délibérément plus de liberté. J’ai eu envie de m’autoriser plus de fiction. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai changé le nom du personnage. Cela me mettait mal à l’aise de garder le vrai nom de Nikola Tesla et de le mettre dans des situations qui, pour le coup, étaient réellement fictionnelles. C’est la raison pour laquelle je n’arrive pas à penser, comme on me le dit depuis quelque temps, que j’ai écrit une trilogie. Pour moi, c’est plutôt une suite. Une trilogie supposerait que les trois livres soient constitués de la même façon, alors qu’il y a une évolution. Je souhaite d’ailleurs maintenant m’arrêter là. J’ai été très attaché à ce travail sur des vies, mais je pense qu’il faut me promener un peu ailleurs. Sinon  ça deviendrait un procédé et, d’une certaine manière, de la répétition. 

Votre projet initial de récits de vie, cela ne ressemblait-il pas  au cahier des charges que vous vous fixiez, et débordiez à chaque fois, dans une première période de votre écriture ?

Au commencement, ce n’était pas une entreprise très concertée. Je ne pensais pas que j’allais faire trois livres. Le « Ravel » est un peu né d’un accident industriel : je voulais faire une fiction où interviendrait très passagèrement le personnage de Ravel et puis, à partir du moment où je me suis intéressé à lui, il a pris toute la place… Et il a un peu donné lieu au deuxième livre. Parce que j’avais envie de m’aventurer dans un autre domaine, plutôt inconnu de moi, qui était le sport. Par rebond, j’ai pris en considération le contexte historique et politique, qui n’était pas présent dans le « Ravel », alors que l’entre-deux-guerres est quand même politiquement une période très riche et très sombre. Et j’ai eu finalement envie de clore avec un autre type de personnage. J’ai hésité et cherché dans des domaines très variés. Ainsi j’avais trouvé un homme politique indien des années 1940, un contemporain de Gandhi qui avait une drôle de conception de la façon de se débarrasser des Anglais. Finalement c’est parti vers la science. Je pensais à plusieurs personnages. Un ami américain, mon premier traducteur aux Etats-Unis, m’a parlé de Nikola Tesla. Je savais très vaguement ce qu’il avait fait, puis je me suis aperçu qu’il avait eu un parcours assez singulier. En même temps la documentation sur lui n’était pas énorme. Il y avait une biographie, que j’ai lue, et des choses annexes qu’on pouvait trouver sur Internet. J’ai alors eu envie d’introduire du roman là-dedans.

Justement, en passant de « Ravel » à « Courir » puis « Des éclairs », la présence de celui qui raconte est de plus en plus visible. Il y a une reprise en charge de la narration.

Oui, mais je veux jouer aussi avec les voix supposées de narration. Je ne crois pas trop à ce qu’on appelle le discours du narrateur, le discours de l’auteur. J’ai davantage envie de jouer avec les pronoms personnels, avec la diversité des angles. L’histoire de position du narrateur, comme on dit, je trouve ça toujours un peu univoque et réducteur. Quand le narrateur intervient, je pense que ce n’est pas forcément toujours le même. Ce peut être moi ou bien un simulacre de moi. Ou un témoin. D’où le recours fréquent au jeu sur les pronoms personnels. C’est ma vieille lubie : les pronoms personnels utilisés comme des caméras. Et puis il y avait une chose pour moi très intrigante, quand j’ai porté mon choix sur ce physicien : alors qu’il est immensément connu aux Etats-Unis et en Europe de l’Est, il est complètement inconnu en Europe occidentale. Il a quand même donné son nom à une unité physique, je crois que c’est dans l’induction magnétique. Aux Etats Unis c’est un nom presque aussi familier qu’Einstein pour nous.

Oui, mais tel que vous l’évoquez, il apparaît d’abord comme un personnage de fiction.

Depuis que j’ai commencé à m’approcher un peu de ce que je pouvais apprendre de sa vie, il m’a semblé voir une sorte de parcours presque imaginaire. Et donc ça ne pouvait que me propulser un peu plus vers l’invention. Dans les deux précédents livres, je me permettais d’inventer ou d’interpréter certaines choses, mais là je me rapproche de nouveau du roman.

Vous l’annonciez déjà vers la fin de « Courir », avec la scène mi réelle mi légendaire d’Emil Zatopek devenu éboueur, qui faisait chaque matin sa tournée dans les rues de Prague sous les applaudissements.

Oui, mais la scène n’était pas si fictionnelle que ça. La presse de l’époque l’avait quand même racontée. En fait, il y en avait eu plusieurs récits. Ces entreprises-là ne sont pas d’ordre biographique. Et même si elles l’étaient, la place de l’interprétation reste toujours énorme. Dans « Ravel », j’évoque une rencontre entre Maurice Ravel et Joseph Conrad. Or il y en a trois versions possibles : ou bien elle n’a jamais eu lieu, ou bien elle a eu lieu une fois, ou bien elle a eu lieu deux fois dont une en présence de Valéry. Ce sont des interprétations d’un personnage. Ce n’est pas du tout un propos d’historien : je n’ai ni le talent, ni l’envie, ni la science pour effectuer un vrai travail de biographe. Je préfère la façon de voir de Marcel Schwob par rapport aux vies.

Si l’on porte un regard rétrospectif depuis « Le méridien de Greenwich », votre premier roman en 1979, on distingue des périodes successives dans votre travail. 

Je dirai d’abord que les trois derniers romans constituent une espèce de dérivation. Jusqu’alors tous mes récits étaient liés à l’époque où je les écrivais. Même si le temps n’était pas précisé, on l’identifiait. Après « Au piano », en 2003, j’ai eu envie de trouver un nouvel angle et de faire pour la première fois, disons pour parler vite, un roman en costume. Quelque chose qui se passerait dans l’entre-deux-guerres, avec juste le passage de certaines images réelles. Mais le personnage de Ravel m’a volé le projet. Sinon oui, les premiers livres étaient des jeux sur les genres. Le dernier de la série, « Nous trois » en 1992, a été une sorte de condensation de deux projets : un film catastrophe et une espèce de roman de science fiction. Ensuite, avec « Les grandes blondes », en 1995. j’ai eu l’impression de recommencer et d’écrire un deuxième premier roman.

Dans votre première période, il y a effectivement des marqueurs d’époque qui sont très forts. Ce qui est certainement dû à la présence des objets. Or ceux-ci ont eu tendance à reculer à l’horizon de vos récits.

Les objets, c’étaient des marqueurs temporels. On les a moins vus ensuite. Mais dans « Des éclairs » ils sont revenus. Parce que ça me plaît toujours beaucoup de travailler sur de la matière. Alors c’est vrai qu’au début, c’étaient peut-être encore des marques de souvenirs robbe-grilletiens. Même si Robbe-Grillet n’a pas énormément compté pour moi,  « Les Gommes » m’avaient marqué autant que « La modification ». Là il y avait le travail de Butor sur le temps. C’étaient des moments de lecture assez forts. Et puis le temps passe et ça se réorganise.

Tout ce qui était auparavant extrêmement visible continue d’être opératoire, mais d’une manière plus masquée : le lieu de l’action reste bien la phrase, comme vous l’énonciez il y a vingt ans de cela ?

Pour moi, ça reste l’unité centrale. Ce dont je me suis rendu compte a posteriori, de façon mi consciente mi inconsciente, c’est que dans les trois livres qui constituent cette petite suite les phrases n’étaient pas les mêmes. Et qu’en fait, ça ne pouvait pas être délibéré, dans la mesure où je ne raisonnais pas chaque fois en fonction des deux autres livres. Mais je me suis rendu compte après « Courir » qu’on n’écrivait pas sur Emil Zatopek comme sur Maurice Ravel. Parce qu’il y avait des rythmes qui s’imposaient par rapport aux personnages, aux situations… Et ce troisième livre, à la relecture, est encore différent. L’autre jour je devais en lire un petit extrait et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas m’y prendre, dans la lecture articulée, de la même façon que pour lire des extraits de « Courir ». Comme si chaque personnage impliquait une rythmique particulière et devenait indirectement l’auteur du livre. Dans la mesure où il induit une exposition spatiale et sonore différente. 

Cela paraît à peu près évident s’agissant de Ravel et Zatopek. Avec Tesla, c’est quand même plus complexe.

Oui, Tesla, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, me permettait, ou m’imposait, une espèce de liberté de dérivation dans les phrases. Avec lui l’espace était plus vaste que celui qui m’était autorisé dans « Courir ». Or je suis dans un moment où j’ai envie de revenir à la fiction. En même temps je n’ai pas envie de faire retour à la forme romanesque telle qu’elle avait évolué jusqu’à « Au piano ». C’est un peu solennel de parler comme ça, mais je cherche un nouvel espace.  

Avec les deux mêmes constantes : le travail sur les pronoms personnels et celui sur les temps ?

Ce sont des données qui s’imposent chaque fois. Les pronoms personnels comme caméras et les temps comme boîte de vitesse. Sauf que, pour la suite de trois vies, je me suis rendu compte que la narration ne pouvait se faire qu’au présent. Ce qui est quand même, d’une certaine manière, assez réducteur. Quand on travaille sur le passé on a au moins quatre ou cinq temps verbaux, avec lesquels on peut jouer. Mais c’est le présent, qui n’est pas le temps le plus rapide -le temps le plus rapide, c’est le passé composé, le temps du fait divers-, qui s’est imposé pour les trois livres. Parce qu’il fallait rester dans une espèce d’instantané. Alors que le roman comme fiction impose moins cette nécessité de l’instantané. Là, c’était à partir de supports réels, même si je m’autorisais des divagations. Du coup la boîte de vitesses est ici mono-temporelle.   

Entretien réalisé par Jean-Claude Lebrun
« Des éclairs », de Jean Echenoz, Les Editions de Minuit, 176 pages, 14,50 euros.

Nikola Tesla (1856-1943) fut un ingénieur américain d’origine serbe. On le considère comme l’un des plus grands inventeurs dans le domaine de l’électricité. Il déposa au long de sa carrière plus de sept-cents brevets. C’est autour de cette figure de scientifique que Jean Echenoz compose le dernier morceau d’une « suite de trois vies ». Dans son roman il l’appelle Gregor.

Ce changement de prénom n’est pas insignifiant : si l’écrivain se réfère à des repaires biographiques attestés, il reprend aussi une liberté d’imagination et d’invention qui n’apparaissait qu’épisodiquement dans « Courir » (2008), à propos d’Emil Zatopek, et plus rarement encore dans « Ravel » (2006), la pièce initiale de l’ensemble. « Des éclairs » marque un clair retour du romanesque dans une œuvre qui s’était essayé à l’écriture commandée par la contrainte biographique. Voici donc Jean Echenoz sur les traces de ce Gregor, certes inventeur de « tout ce qui va être utile aux siècles à venir », mais qui possède le génie rare de se faire perpétuellement rouler en affaires. On découvre l’incroyable destinée du personnage, qu’on dirait tirée d’un roman feuilleton, avec l’ascension, la chute et une multitude d’intrigues secondaires. Sur ce terrain, l’auteur se retrouve dans son élément. Multipliant les angles de vue, intervenant de diverses manières dans le récit, créant des séquences de la vie intime de Gregor. Avec sans cesse un œil sur les immédiats arrière-plans : l’immigration, l’Amérique, les mesquineries de la communauté scientifique, les attentions très intéressées de la finance et de l’industrie, les convulsions du monde… Et, par-dessus tout, cette tonalité purement échenozienne pour saisir mine de rien les airs du temps. 

J.-C. L.