TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Antoine BILLOT


L’on se souvient du très renversant “Monsieur Bovary » d’Antoine Billot (Gallimard, 2006), dans lequel le romancier faisait de Charles, le falot mari d’Emma, la figure centrale d’un texte qui bouleversait les éclairages habituels et ouvrait d’inattendues et fructueuses pistes de lecture. Dans une semblable perspective, il fait aujourd’hui surgir au premier plan celle qui, de 1928 à la mort de celui-ci en 1934, partagea la vie d’Alexandre Stavisky, personnage de financier sulfureux considéré comme l’un des plus grands escrocs du siècle dernier

Elle s’appelait Arlette Simon. Née en 1903, elle avait été mannequin pour Coco Chanel et avait donc épousé « Sacha », Alexandre Stavisky, né en 1886, fils d’un chirurgien-dentiste juif de la région de Kiev et mort le 8 janvier 1934 à Chamonix. La veille, la police l’avait retrouvé baignant dans son sang, deux balles logées dans la tête, au rez-de-chaussée du chalet « Le vieux logis. » Contre toute logique, les enquêteurs avaient précipitamment conclu à un suicide : sa disparition en arrangeait plus d’un dans certaines hautes sphères politiques. Antoine Billot, s’appuyant très rigoureusement sur cette trame biographique, en construit une façon de contre-récit. Il institue Arlette Stavisky témoin direct et narratrice à la première personne de ce qui était devenu « l’affaire Stavisky » et avait servi de déclencheur aux émeutes fascisantes et antisémites du 6 février 1934. En même temps qu’il restitue l’ambiance électrique de l’entre-deux-guerres il brosse le portrait de cette femme, fille d’un pharmacien de Blois, tout ensemble actrice et victime de l’Histoire. En épigraphe il cite Colette, « ce n’est pas là le bilan d’une ogresse », pour annoncer déjà que ce récit pourra également être lu comme une façon de plaidoyer. Arlette Simon, profitant certes du soutien de Coco Chanel, puis de sa liaison au début des années 1920 avec le plasticien Romualdo Mora, dont le romancier fait un véritable portrait à la pointe sèche : « Dans les yeux une sorte de bonheur sauvage qui fait oublier son âge, l’opacité de son existence, la futilité probable de son nomadisme mondain, l’arrogance involontaire de son mode de vie artiste, ses périls. » Elle fut d’abord son modèle, devint peu à peu son amante, ce qui lui permit d’accéder à une enviable  position dans les cercles parisiens. Elle n’en dut cependant pas moins endurer les vexations liées à son genre.

Pour le plus grand nombre elle resterait comme l’incarnation de la parvenue

Après la mort de son père, traumatisé à jamais par la boucherie de 1914-1918, et la fructueuse vente de la pharmacie par sa veuve, elle avait déménagé avec elle à Paris dans le quartier de Passy. Arlette devait chaque nuit y subir  dans sa chambre la visite de l’amant de sa mère, le « Gigolo » ainsi qu’elle le surnommait, avec « son endurance tranquille » qui s’était promis de la soumettre «comme les autres. » Un jour elle était partie. Il y avait donc eu la rencontre avec Mora. Pour elle une période de reprise de souffle. Ils étaient peu à peu devenus amants. Puis son   compagnon l’avait installée dans « un luxueux appartement à côté du parc Monceau. » Lui-même, dont les sculptures se vendaient bien, avait son atelier dans la très chic rue Alfred de Vigny. Antoine Billot reconstitue l’itinéraire de celle qui était devenue Madame  Stavisky. Pour le plus grand nombre elle resterait comme l’incarnation de la parvenue qui avait profité largement de la situation avant d’être emportée dans le maelström d’une affaire qui la dépassait. A cette image transmise par la tradition, il oppose les hypothèses de son imagination de romancier. Non pas pour une quelconque révision du jugement porté sur les menées de son mari et son « ingéniosité fripouille », mais pour tenter de démêler ce qui la liait à cet homme douteux. Elle avait quand même payé de quatorze mois à la de la Petite Roquette, ce qui, de toute évidence, relevait d’une complicité plus que passive et lui avait permis de mener grand train jusqu’au bout.

Ce qui fait la force de ce nouveau livre d’Antoine Billot, c’est précisément cette mise en évidence des ambiguïtés du personnage

Conçu dans une perspective clairement féministe, le livre s’inscrit dans le courant actuel de réévaluation, qui s’attache à faire sortir de l’ombre celles dont les maris ou amants avaient pris toute la lumière. On pense dans la dernière période à  « L’invisible Madame Orwell » d’Anna Funder (traduit de l’anglais par Carine Chichereau, Editions Héloïse d’Ormesson, Prix du meilleur livre étranger 2024) ou au tout récent livre de Camille Leboulanger « Jenny Marx, vivre et lutter avec Karl » (Editions Textuel). Antoine Billot a ici pris le parti de la chronologie, ouvrant chaque chapitre par une date, depuis le 15 août 1915, quand la fillette de douze ans s’était glissée « en tremblant » dans le réfrigérant cabinet de travail de son père en permission, jusqu’au 28 juillet 1974, quand de retour en France avec son mari américain après trois décennies d’exil, elle commença par vitupérer la presse qui continuait de s’attaquer à Stavisky. Il lui restait alors quatorze ans à vivre et elle n’avait manifestement pas entrepris le moindre mea culpa. Entretemps, toujours portée par ses goûts de luxe et une totale absence de conscience, elle avait trempé dans la collaboration, s’était réfugiée à Porto Rico, avait gagné les USA. Une vie d’aventurière, dont la soif de liberté ne s’était jamais embarrassée de scrupules.  Ce qui fait la force de ce nouveau livre d’Antoine Billot, c’est précisément cette mise en évidence des ambiguïtés d’un personnage certes victime du statut social de son genre, mais épousant sans sourciller les turpitudes de sa classe sociale. De ce passionnant récit, on retiendra l’écriture affûtée et le constant esprit dialectique. En l’espèce un modèle du genre.

« Madame Stavisky » d’Antoine Billot, Editions Gallimard, 240 pages, 20,50 €
24/04/2025 – 1740 – W120