UN REALISME D’AUJOURD’HUI
Le roman de langue française, dans sa part la plus inventive, a connu de considérables secousses à différentes périodes du 20ème siècle. La plus récente s’est produite au milieu des années 1980, au terme de trois décennies d’expérimentations diverses (Nouveau Roman, Oulipo, Tel Quel…).
Si la grande majorité de la production n’a jamais cessé de s’en tenir à une ligne conventionnelle, invariablement conforme au « pacte romanesque » dans la tradition Balzac-Tolstoï, on a vu en effet à cette époque se dessiner de nouvelles pratiques d’écriture, qui en même temps intégraient les acquis multiples de la modernité et faisaient revenir le récit sur le devant de la scène.
Une jeune génération d’écrivains a alors imposé de nouveaux thèmes et de nouvelles formes. Elle a fait revenir les deux guerres mondiales dans le champ du romanesque. Elle a fait replacé la personne humaine au cœur des textes, avec comme conséquences un développement spectaculaire des écritures biographiques et autobiographiques. Et surtout l’apparition d’une pratique inédite, l’autofiction, qui pourrait se définir comme une fiction se construisant à partir de données biographiques. Ou encore comme la fiction qu’un écrivain se donne de lui-même.
Cette génération d’écrivains a également abordé, de manière souvent très innovante, la réalité des années 1980 et 1990. Elle a fait entrer dans le roman des sujets comme la crise, la question des banlieues, la brutalité des rapports sociaux, les violences urbaines, les interrogations sur le progrès technique et scientifique, les menaces de régression et de barbarie, les blanchiments de la mémoire, la perte de références historiques, ou encore l’absence de perspectives d’avenir. Mais cette réalité de la fin du 20ème siècle n’a été que rarement appréhendée de manière frontale, ainsi que cela avait été le cas dans des époques antérieures, notamment à travers le roman social ou le roman engagé. L’une des illustrations les plus significatives de ce déplacement de l’angle d’écriture, pour s’affronter au réel, nous a été fournie, au tout début du mouvement, par François Bon. Dès son premier roman, « Sortie d’usine »[1] en 1983, François Bon s’est en effet placé en dehors des procédures narratives du naturalisme et du réalisme, malgré un titre qui paraissait tout droit l’y conduire. A l’inverse, il a choisi de travailler sur l’usine comme lieu symbolique d’une dépossession de soi. Deux décennies plus tard, en 2004, il récidivait dans « Daewoo »[2]. S’il construisait un roman autour du démantèlement des trois usines de produits électroniques du groupe coréen en Lorraine, donc s’installait a priori sur un terrain lesté d’une forte charge sociale, pas davantage que dans « Sortie d’usine » il ne traitait le sujet de façon documentaire ou réaliste. Puisqu’il racontait dans son roman comment, à partir de rencontres et d’entretiens enregistrés avec des ouvrières de l’usine Daewoo, il avait écrit sur la fermeture de l’usine une pièce de théâtre, qui avait été ensuite montée à Nancy. A un détail près, mais qui n’était pas mince et a été révélé par François Bon dans son livre suivant, « L’Incendie du Hilton » (2009)[3] : l’écrivain ne s’était jamais rendu sur les lieux et ces entretiens étaient complètement inventés, à partir des informations qui avaient paru sur l’événement. Autrement dit, il théâtralisait dans son livre une réalité qu’il avait auparavant esthétisée, dans la mesure où il l’avait réinventée. On voit bien en quoi cette pratique d’écriture, aussi bien dans « Sortie d’usine » que dans « Daewoo », interrogeait le rapport de la littérature avec la réalité, dans une période de bouleversements économiques et sociaux. Dans les deux livres, François Bon se situait sur le terrain du social, depuis toujours inégalement arpenté par la littérature. A ceci près qu’il en proposait une représentation symbolique en rupture radicale avec la tradition.
Or il se trouve que la réalité, dans les deux dernières décennies du 20ème siècle, s’est épaissie d’une foule de nouveautés : par exemple les récents progrès de la science qui permettent une reproduction à l’identique du vivant par les techniques du clonage, ou la mise en question de la certitude ancestrale d’un progrès indéfini dans la vie des hommes et des sociétés, ou la recherche de nouvelles formes de spiritualité dans un monde dominé par le matérialisme, avec la marchandisation progressive de l’ensemble des activités humaines, ou encore le développement de nouvelles techniques de communication qui révolutionnent les notions classiques de temps et d’espace. Cette situation n’est pas sans similitudes avec celle des années 1950 et du début des années 1960. La nouveauté, à l’époque, ce fut l’explosion des sciences humaines et sociales, qui eut pour conséquence un rétrécissement du champ d’intervention de la littérature. La psychologie, la psychanalyse, la linguistique et la sémiologie, la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, l’histoire, la géographie, les sciences politiques semblaient soudain dire plus et mieux que la littérature sur l’être humain, son inscription dans le social, son intériorité, sa langue, ses signes et ses codes.
Il avait d’abord résulté de cette révolution intellectuelle, à partir de 1952, le Nouveau Roman, qui en rejetant l’idée d’intrigue expulsait du même coup le sujet humain et en évacuait la psychologie. Des objets prenaient souvent la place des protagonistes classiques. Puis en 1960 l’Oulipo s’était à son tour constitué, avec comme vocation programmatique le renouvellement de l’acte d’écriture et la systématisation des contraintes formelles comme dynamique romanesque. La même année Tel Quel révoquait en doute la notion même de littérature, en avançant que les textes s’engendraient exclusivement selon des lois internes de l’écriture, en dehors de l’auteur. L’explosion des sciences humaines, qui prenaient en charge le discours sur l’être humain, était donc supposée conduire à la mort de la littérature et de l’auteur. On sait ce qu’il en est advenu.
Aujourd’hui la littérature se trouve confrontée à un problème similaire, avec l’apparition en quelques années de champs nouveaux des savoirs et des pratiques humaines. La différence, c’est que la littérature non seulement n’abandonne pas le terrain, mais s’attaque de front à ces nouvelles problématiques. L’événement inaugural de ce changement de cap a eu lieu en 1998. Ce fut la publication des « Particules élémentaires »[4], de Michel Houellebecq. Un livre qui suscita une importante controverse, parce qu’il mettait à mal des idées reçues et dérangeait des habitudes de lecture. En effet, pour la première fois depuis les ruptures des années 1950 et 1960, un romancier tentait de reconquérir le terrain perdu au profit des sciences humaines. Comment le faisait-il? En recourant à la technique du collage, qui lui permettait de faire entrer dans l’espace d’une fiction romanesque des fragments de discours de différents savoirs. Houellebecq, du coup, faisait de nouveau entrer les sciences dans le roman. Il était par exemple le premier à aborder les problèmes posés par la génétique ou à évoquer les questions liées au clonage. Il abordait aussi la question de la sexualité sous perpétuation de l’être, continuation de l’espèce et principe de plaisir. En remettant de la science dans le roman, Houellebecq y faisait en même temps revenir du réel. Il fut à l’époque qualifié de « déprimiste » par l’académicien Jean-Marie Rouart dans un article fameux du « Figaro Littéraire »[5]. Ce qui n’apparaissait pas injustifié. Avec le recul on verra plus sûrement dans ce livre une véritable relance du réalisme. Car ce « déprimisme » constituait bel et bien l’amorce d’un nouveau réalisme, s’attaquant frontalement aux nouvelles questions posées par les évolutions d’une société post-industrielle. Comme la violence et le crime élevés au rang d’actes de refus et de révolte, face à un monde dominé par des élites lointaines. Comme la marginalité en train de s’étendre et de donner naissance à de nouvelles sociétés parallèles, avec leurs codes, leurs signes de reconnaissance et d’appartenance, et même leur économie propre, basée sur des que des pratiques illicites et des trafics. Comme la mécanique des exclusions, qui rejette les individus aussi bien de la société traditionnelle que des communautés qui se développent en son sein. Comme enfin le sentiment de régression dans une barbarie post-moderne, en laquelle des individus se trouvent réduits à des comportements primitifs, comme si le temps s’ était inversé et les renvoyait dans la barbarie des origines. Le roman s’empare de ce réel, en construit des sortes d’images saturées, surchargées, qui en accentuent les traits profonds et les font ressortir dans une aveuglante évidence.
Michel Houellebecq a incontestablement ouvert la voie à une génération d’auteurs comme Nicolas Rey, Philippe Laffitte, Olivier Bordaçarre, Olivier Maulin, Jérôme Leroy, Daniel de Roulet ou encore Grégoire Hervier. Ceux que l’on peut aujourd’hui désigner comme les « nouveaux réalistes » au côté d’écrivains plus confirmés comme Luc Lang, François Taillandier, Emmanuel Carrère, Frédéric Beigbeder, Paul Smaïl, Tassadit Imache, Raymond Bozier, Gérard Gavarry ou Régis Jauffret. La proximité des uns et des autres avec Houellebecq est évidente. Elle s’affiche d’ailleurs sans détour, et de manière tout à fait emblématique, dans « Etranger au paradis »[6], de Philippe Lafitte (2006), dont les pages d’ouverture ne laissent effectivement aucun doute sur l’inspiration. Il évoque une ruée sauvage, dans un espace confiné. Quelques centaines de millions de concurrents se précipitent à l’aveuglette vers un même objectif : une membrane qu’il faut impérativement traverser pour avoir la possibilité de participer à la suite de l’histoire. Sinon ils seront condamnés à disparaître. On reconnaît évidemment l’épisode : c’est le moment fondateur de toute vie, traité ici à la façon d’une épopée du commencement. Et l’on en reconnaît l’inspiration, qui n’est autre que la réflexion de Houellebecq sur la génétique. On sait aussi que Houellebecq s’intéresse aux questions de la mort et du rêve d’éternité. Or justement, cette scène du tout début de la vie, ce n’est pas un personnage neutre qui se la représente, mais un vieillard qui cherche à reconstituer ses tout premiers moments d’existence. Et pour qu’il n’y ait aucune hésitation sur le rapport de ce texte avec les problématiques houellebecquiennes, on apprend bientôt que ce vieillard est venu finir ses jours dans un hôtel gériatrique à Chiba, au Japon et qu’une geisha s’affaire à son côté. Le sexe, c’est la troisième référence de Philippe Laffitte à Houellebecq. Il y a là une incontestable proximité thématique. Encore renforcée par le fait que Philippe Laffitte, comme Houellebecq, se place dans une posture anticipatrice, puisque cette scène a lieu non pas aujourd’hui, mais en 2032.
Le futur est beaucoup fréquenté par ces jeunes romanciers et souvent représenté par eux sous des allures cauchemardesques. Ces écritures ont été pertinemment dénommées « proses d’Apocalypse » par Dominique Viart et Bruno Vercier, dans « La littérature française au présent »[7]. Houellebecq, après James Gressier[8], Bernard Lamarche-Vadel[9], Patrick Besson[10], Bertrand Visage[11], ou encore Vincent de Swarte[12], en a été l’un des initiateurs. Ainsi dans « La possibilité d’une île »[13] il imagine pour nos sociétés un avenir guère enviable : pour les uns, un éternel recommencement qui fait perdre son sel à la vie ; pour les autres, exclus de ce privilège, la chute dans la régression, la violence et la barbarie.
Si le personnage de Philippe Laffitte se retrouve au Japon, c’est en effet parce que l’Europe, sa culture et son économie se sont effondrées. Un grand mouvement migratoire a poussé des foules d’Européens vers l’est, jusqu’à Vladivostok où ils ont embarqué pour un archipel nippon vieilli qui veut se repeupler. L’épopée de la naissance s’est finalement transmuée en l’un de ces récits d’Apocalypse, eux-mêmes fréquemment traversés par cette interrogation récurrente : « Est-ce le monde dont nous avions rêvé ? ». On retrouve ce questionnement chez Jérôme Leroy et Grégoire Hervier. Dans « La Minute prescrite pour l’assaut » (2008)[14], Jérôme Leroy évoque les aventures d’un petit groupe d’irréductibles contre l’ultra-capitalisme en son stade ultime. Cela se passe dans notre XXIe siècle. Sauf que l’auteur procède à une légère anticipation. Nicolas Sarkozy a été réélu président. Sous son autorité, un gouvernement Dati II est à la manoeuvre. Le tribalisme et le communautarisme se sont imposés, des groupes autonomes errent de lieu en lieu. Dans le même temps, le monde connaît les pires cataclysmes écologiques, des maladies virales foudroyantes déciment les populations, des attentats bactériologiques et chimiques font le reste. Partout, des adolescents rivés à leurs écrans de jeux vidéo se trouvent atteints de « cyberautisme » et soudain se mettent à tuer. Dans cette fiction à peine futuriste, Jérôme Leroy paraît avoir simplement passé au noir intense le plus inquiétant de notre époque. Il a donc choisi de nous projeter dans un avatar possible de notre présent. En nous plongeant dans des ambiances de barbarie extrême. En déroulant une manière de road movie du nord au sud du pays, en une réplique new age de l’exode. L’on y sent souvent affleurer l’esprit illuminé et morbide de « Pulp Fiction », le film réalisé en 1994 par Quentin Tarantino. Comme chez ce cinéaste, il règne en effet ici une combinaison subtile d’esthétisme et de violence, que l’on peut fréquemment observer chez les « nouveaux réalistes ».
C’est le cas de Grégoire Hervier, qui dans « Zen City » (2009)[15], pose également la question d’un futur apocalyptique. L’argument en est simple : un statisticien au chômage est embauché par une société dénommée Global Live ( !). Il part travailler dans une station de ski des Pyrénées reconvertie par un promoteur, à cause du réchauffement climatique, en cité du futur et rebaptisée Zen City. Une sorte d’utopie High Tech. Grégoire Hervier évoque les tribulations de son personnage dans cet Eden New Age, où chacun se trouve déchargé des tâches du quotidien, pour se consacrer à son travail et ses loisirs. L’utopie de Thomas More ou le phalanstère de Charles Fourier semblent donc ici en passe d’être réalisés. A ceci près qu’un système sophistiqué de puces électroniques veille sur le confort et la sécurité de chacun. Et vérifie surtout que sa consommation de biens et services ne faiblit pas. Ce paradis porte évidemment l’aliénation humaine à son stade suprême. Car Zen City, c’est l’univers orwellien devenu réalité. Comme chez Jérôme Leroy, ce récit d’Apocalypse utilise les ressources narratives de la modernité. Par les références à des musiques pop, par les liens hypertextes indiqués dans le corps du récit, ou les fenêtres de podcasting intégrées dans le texte, par des pages de blog, des chats entre le personnage principal et d’autres internautes. Il existe, en corrélation sur l’Internet, un site interactif « http://www.ZenCity.fr », qui élargit le point de vue du livre, renvoie à un large champ de références (« Le bonheur paradoxal »[16] de Gilles Lipovetsky, « No Logo »[17] de Naomi Klein) et propose de nouvelles entrées dans le texte. Car ce qui frappe, dans ces romans de la mouvance houellebecquienne, c’est l’extrême modernité de leur style, qui tranche avec l’académisme de Houellebecq.
On retrouve ces caractéristiques chez Olivier Bordaçarre, dans « Régime sec »[18]. La fable se joue dans les années 2010 et 2011 et déplace pareillement de quelques crans vers le pire la logique aujourd’hui à l’œuvre. Cela commence par un attentat contre le siège d’un parti politique, le PNAP, Parti de la Nouvelle Alliance Populaire. Un flash-back nous fait revenir un an auparavant et reconstitue le parcours de l’un des auteurs, aujourd’hui emprisonné, de l’opération. L’horizon narratif à partir de là s’élargit. Un arrière-plan se donne à voir, qui laisse apparaître une société où l’argent s’affiche avec arrogance, où l’« utopie » du travail pour tous a été reléguée aux oubliettes. Où les anciens clivages idéologiques ont sauté. Où un président new look donne le ton. Il veut mettre en avant quelques valeurs prétendument oubliées comme le goût du travail, le courage et le sens du sacrifice. Ce qu’Olivier Bordaçarre donne à voir, dans cette fable féroce, c’est un processus de régression et de restauration, entamé depuis des années, qui touche alors à son terme.
Les récits d’Apocalypse puisent dans notre actualité l’essentiel de leur matière. Olivier Maulin en offre une autre illustration. Mais chez lui le ton change : plutôt que la dramatisation, il a choisi la loufoquerie. Dans son roman « En attendant le roi du monde »[19], il inverse en effet un schéma connu du passé. Prenant un jeune couple condamné à une vie misérable dans une cité de la banlieue parisienne, il le met avec quelques bagages dans un autocar, et le fait émigrer vers le nouvel Eldorado européen, le…Portugal, dont l’essor économique attire désormais les pauvres de France. A partir de là des aventures en même temps burlesques et poétiques se succèdent en cascade. Olivier Maulin fait le récit de cette transplantation, entre délire et hyperréalisme, gags et visions dignes des « Illuminations » rimbaldiennes. C’est encore une fois une vision très noire du futur qui se déploie. Ensuite il faisait paraître « Les évangiles du lac »[20], qui ne jouait plus de la distance dans le temps, entre aujourd’hui et un possible futur, mais de la distance dans l’espace, entre Paris et une province, un centre et une périphérie. L’idée de départ rappelle celle de Montesquieu dans « Les lettres persanes » : choisir un personnage, le retirer de son milieu et le transplanter, avec son regard et ses habitudes de pensées, en un autre lieu où tout lui apparaît soudain sous les dehors de la plus grande étrangeté. Effet comique et critique garantis. Au lieu qu’à la place de Rica et Usbek débarquant d’Ispahan dans le Paris du début du 18ème siècle, c’est un publicitaire parisien d’aujourd’hui, plutôt bobo branché mode, qui s’aventure dans une contrée reculée des Vosges, que la modernité ne paraît pas avoir encore atteinte. La vallée de Kruth, dans le département du Haut-Rhin, existe réellement. Le publicitaire, qui s’y est transporté, ne comprend rien à ce qui s’y dit. Les habitants parlent un langage incompréhensible. Pour lui, une sorte de charabia. En fait le dialecte alsacien. Mais pour le héros du roman il ne fait aucun doute qu’il a échoué dans un monde complètement étranger à l’entendement commun, puisque cet univers ignore non seulement le parler, mais aussi les modes et les objets-cultes qui font le quotidien de la vie à Paris. Sur cette planète bizarre, on prend plaisir à se retrouver bêtement au café pour ingurgiter de la bière, du vin blanc ou du schnaps et discuter de tout. Dans ce monde anormal, on s’intéresse aux animaux et aux arbres et on est même capable de les reconnaître et de leur donner un nom. Dans ce lieu improbable, on a encore de l’imagination, on fait des rêves. Toute cette bizarrerie se déploie à quelques dizaines de kilomètres du monde moderne. Il suffit d’un court voyage ferroviaire et l’on se retrouve sur cette terre insensée. On peut trouver là une vision originale de la fracture ontologique opérée par la modernité.
D’autres écrivains du « Nouveau réalisme » empruntent des voies différentes. Nicolas Rey explore plutôt l’intériorité des êtres, celle d’un adolescent d’aujourd’hui puis celle d’un écrivain qui lui ressemble passablement. Dans « Un début prometteur »[1], il se réfère à Jérôme-David Salinger (« L’attrape-cœur »[2]), mais aussi à Stendhal, Rimbaud et Flaubert. Il évoque un garçon de seize ans, élève d’un collège en Normandie, qui fait son éducation sentimentale et apprend en même temps la douleur d’être au monde. En recherche de paradis artificiels, multipliant les expériences limites. Le sexe et la pulsion de mort dominent cette prose, dont il faut souligner la beauté. Mais celle-ci se nourrit d’une révolte. D’où une langue aux sonorités superbement travaillées. Suites de détonations, claquant comme autant de coups de pistolet dans le concert de la convention et de la bienséance. Il y a chez Nicolas Rey une forte représentation du temps contemporain. En cela, l’itinéraire du narrateur s’inscrit dans la coulée de « L’Education sentimentale » reçue par Frédéric Moreau dans la première moitié du 19ème siècle. Nicolas Rey a poursuivi avec « Un léger passage à vide »[3], qui propose, dans une écriture toujours attentive au mouvement de la langue, ouverte à l’afflux de nouveautés lexicale et syntaxiques, une sorte d’état mental des lieux chez un intellectuel quadragénaire parisien.
A côté de ces jeunes auteurs, des écrivains plus confirmés apparaissent en proximité certaine avec ce nouveau courant réaliste. Ainsi Luc Lang, qui s’installe d’abord dans le milieu carcéral avec « Mille six cents ventres »[4]. Un détenu, cuisinier dans une prison britannique, y met en œuvre de façon amplifiée et brutale les pratiques marquantes du monde extérieur : domination, manipulation, injustice, sexualité agressive… La langue et la tonalité générale du livre sont à l’unisson de cette férocité. Il n’est pas anodin que Luc Lang ait obtenu, pour ce roman, le prix Goncourt des lycéens. Ensuite, dans « Onze septembre mon amour », en référence aux attentats du World Trade Center, celui-ci s’interroge sur ce qui lui semble se cacher de fondamental derrière la modernité des Etats-Unis. A ce moment Luc Lang séjournait dans le Montana et il avait pu observer l’Amérique profonde. Il réfléchit sur ce qu’il avait pu voir et entendre au quotidien, après les attentats. Il évoque les images de CNN qui font d’abord croire à un film catastrophe hollywoodien. Il évoque aussi l’hôtel de luxe façon Disneyland, au milieu d’une réserve indienne, dans un rutilant paysage de montagne qu’on dirait copié sur le générique de la Paramount, où tôt le matin, sanglées dans des uniformes, des silhouettes à la peau cuivrée ou noire s’activent en silence. Il évoque l’hypermarché et ses décamètres de linéaires avec tous les pains possibles, mais tous semblablement frappés par la même mollesse. Ou encore les stations-services en bordure de route, des lieux sinistres qui accueillent les épaves humaines du coin. Ce n’est pas ici la poésie triste du film de Percy Adlon « Bagdad Café » (1987), mais un bric-à-brac de high-tech et de désespoir, de toc et de tiers-monde, de vacarme et d’ » ennui métaphysique « , d’individualisme et de dictature du conformisme. En somme un road movie sans musique Country, dans une Amérique terne et désenchantée.
Luc Lang, par sa richesse d’inspiration et sa maîtrise de style, s’impose comme l’un des chefs de file incontestables du «nouveau réalisme ». « La fin des paysages »[5] et « Esprit chien »[6], par leurs considérables différences de tonalité, confirment cette disposition. D’un côté un déferlement verbal de plus de cinq-cents pages, qui semble se situer dans le sillage du James Joyce de « Gens de Dublin » et du monologue de Molly Bloom à la fin d’ « Ulysse ». Cela se passe en 1988 à Liverpool, qui portait autrefois le surnom de Little Dublin. Le thatchérisme a saigné la ville, le paysage portuaire se trouve en voie de pétrification et l’on a songé à la culture pour redonner un semblant d’allant au vieux site Un tumultueux discours, avec des combinaisons d’obscurités et de fulgurances, des jaillissements hétéroclites, de confuses histoires intimes, charrie une masse d’éléments composites, qui ensemble forment la figure d’un univers en déshérence. Le port et la ville vont être momifiés en un espace muséal. Ce récit haché du présent entre en collision avec des histoires archaïques. De la même façon que les nombreuses visions, souvent nocturnes, de la ville, du port ou de la rivière semblent dues au regard de quelque peintre du néoromantisme ou de l’expressionnisme. Luc Lang démontre ici son talent de peintre du paysage urbain contemporain. D’un autre côté, avec « Esprit chien », l’écrivain livre une farce d’une tonalité férocement corrosive. Confirmant donc clairement qu’une partie de la jeune génération romancière, en rupture par rapport aux pratiques antérieures de contournement, a désormais choisi d’opérer une approche frontale du réel. Il installe pour cela sa fiction dans le cœur symbolique des dérives et du cynisme contemporains, Neuilly-sur-Seine. On y a créé une association « animalitaire », en fait à but très lucratif, à laquelle le personnage principal du roman va, à son insu, servir de prête-nom. A partir de là s’enclenche une mécanique longtemps burlesque avant de tourner à l’aigre. Luc Lang construit une formidable machine à rire, dans une langue à la fois inventive et loufoque, précise et implacable. Ce roman, c’est une provocation dirigée contre ce monde et son « esprit chien ».
La provocation, c’était aussi l’arme choisie par Frédéric Beigbeder, par ailleurs figure de proue des modes intellectuelles, du snobisme, du parisianisme et de l’omniprésence médiatique. Ce professionnel de la publicité, cet habitué de tous les lieux branchés, cet adepte des marques de luxe, quand il se consacre à l’écriture romanesque est capable en effet d’un regard authentiquement critique. A l’automne 2000, il faisait paraître un roman dont le titre, « 99 francs »[7] (réactualisé en 2002, lors du changement monétaire, en « 14,99 euros ») en indiquait aussi le prix. La valeur matérielle du livre se trouvait affichée en couverture, ainsi que pour un objet banal de la production de masse. En fait, Beigbeder annonçait son programme : la dénonciation du mercantilisme ambiant, de la toute-puissance des objets de la consommation, du recul de l’art et de l’être au bénéfice du commerce et de l’avoir. Largement nourri de sa propre biographie, son roman mettait en scène un publicitaire parfaitement intégré au système et soudain victime d’un licenciement. L’accumulation des noms de grandes marques et l’omniprésence des objets de la consommation de luxe montraient un monde gouverné par un matérialisme vulgaire, sans âme, à la recherche de jouissances égoïstes, non sans rapport avec des scènes de la décadence romaine telles qu’on peut en rencontrer dans le « Satiricon » de Pétrone.
Gérard Gavarry, dans « Hop là ! un deux trois »[8], et Tassadit Imache, dans « Comme un frère »[9], ont pour leur part opté pour une immersion dans l’univers déshumanisé des banlieues nouvelles, dans lesquelles des populations cosmopolites se croisent tandis qu’en souterrain le désespoir, la violence et le crime trament des histoires terribles. L’un et l’autre se hissent hors du sordide, tournent le dos au sociologisme et à son pendant, l’ethnographisme, pour faire de ces banlieues de nouveaux espaces dramatiques, habités par les mêmes fatalités que les tragédies antiques et qui, à l’instar de celles-ci, abritent des histoires qui se terminent toujours par un sacrifice humain : dans l’antiquité à quelque divinité aveugle, aujourd’hui, aux désirs insatisfaits, aux besoins qu’on ne peut plus refouler, à la violence, devenue la seule loi régissant les rapports entre les êtres.
Dans un esprit assez proche, Raymond Bozier, dans « Rocade »[10], a choisi d’arpenter un paysage de friche industrielle près du port de Saint-Nazaire. Un ancien hangar des chantiers navals, aujourd’hui désaffecté, est transformé par le romancier en une sorte de nouvelle caverne platonicienne, dans laquelle s’agitent et tentent de survivre des hommes réduits à l’état d’ombres, dépourvus d’existnec aux yeux de la société : des marginaux, des clochards, des chômeurs. Là encore le roman tourne le dos au sociologisme pour donner de cette réalité des images d’une poésie brutale, chargée de symboles. Tandis qu’une bande-son, faite de chocs métalliques, de grondements d e moteurs et d’aboiements de chiens, rythme cette sombre ballade de la désespérance.
Ce registre noir atteint un autre apogée chez Régis Jauffret. « Clémence Picot »[11] puis « Promenade »[12] mettent en effet en scène des figures de femmes portées l’une et l’autre par un désespoir mortel. La première est une infirmière qui, au lieu de sauver des vies, s’est fixé comme programme de dispenser la mort autour d’elle. Déjà morte à elle-même, devenue orpheline de tout sentiment humain dans la cellule familiale de se jeunesse -le petit monde gentillet, étriqué, d’une petite bourgeoisie morne, enfermée dans les petites joies et les petites peines du quotidien-, elle a donc choisi de conformer le monde alentour à son image. Son nihilisme se retrouve chez l’autre personnage de femme, qui se tient au centre de « Promenade ». Cette fois le romancier met en scène une habituée, et même une amoureuse, de l’échec, dans une spirale de la déchéance volontaire, qui inscrit son livre dans une noirceur épaisse. Plus récemment, Régis Jauffret a fait paraître un roman qui multiplie les prises de vue sur des accidentés de notre société : « Microfictions »[13], un livre qui organise l’association paradoxale de la concision et de la prolixité : 595 récits d’une cinquantaine de lignes, classés selon l’ordre alphabétique de leurs titres, composent en effet ce que l’auteur, en couverture, a choisi de désigner comme un « roman ». Car c’est finalement une même histoire que raconte Régis Jauffret, celle de personnes reléguées dans les marges et qui, parce que poussées là, commencent aussi d’avoir des comportements en marge de la normalité. Régis Jauffret inverse ici le processus d’écriture qu’il avait adopté pour « Univers, univers »[14]. On se souvient qu’une figure de femme dans sa cuisine, pendant la préparation du repas, y passait en revue l’infinité des identités qui auraient pu être les siennes, donc des vies qui auraient pu s’offrir à elle. Cette fois, c’est au contraire une pléthore de personnages qui se trouve mise en scène. Des êtres de tous âges et de toutes conditions qui ont en commun de ne sembler connaître que le noir de l’existence. Des personnages ont vécu des romans familiaux dévastateurs, d’autres les violences de la société, ils subissent des poussées de délire et de folie, sont entraînés dans des logiques d’échec, des drames de la solitude. Régis Jauffret concentre dans ses récits, mais en le poussant à un degré extrême de noirceur, tout ce qui fait qu’un jour on sort de la trajectoire commune et que les barrages de la conscience, de la morale et du surmoi cessent de fonctionner. Les « Microfictions » de Régis Jauffret veulent dire plus que le simple constat social, dans sa grande désolation. Elles exhibent le quotidien banal de la dérive et de la déchéance, de l’inhumanité et de la monstruosité. Elles montrent aussi des stratégies de résistance, quelquefois elles-mêmes d’une semblable brutalité. On se tient tout près de l’hyperréalisme appuyé.
Dans ce courant du « nouveau réalisme, qui s’est installé sur la scène littéraire et s’élargit progressivement, François Taillandier tient une position toute particulière. Car ses livres s’emboîtent les uns dans les autres, se répondent en écho et se complètent. Taillandier a choisi de se poster au cœur de notre époque et de faire venir des textes qui entremêlent, en des trames très serrées, du réel, de la fiction et de la réflexion. Il produit une véritable critique de ce temps, dans le sens noble que le 19ème siècle a donné à ce terme. C’est-à-dire un ensemble de représentations du monde, d’analyses fouillées de son état et d’hypothèses sur celui-ci. Pour cela, il n’a pas besoin de beaucoup se déplacer. Il situe ses récits en des lieux connus, mais toujours considérablement chargés de sens.
Le premier, dans « Des hommes qui s’éloignent »[15], est le chantier du quartier de la gare Saint-Lazare, l’un des « grands travaux » qui ont modifié le visage de la capitale. Or cette gare constitue une construction représentative de la révolution industrielle, emblématique de l’architecture métallique. Elle se trouve être également l’un des tout premiers lieux non picturaux visités par l’art moderne : on pense là aux toiles de Claude Monet, qui la représentaient en 1877 et 1878. L’on peut ajouter que dans les parages immédiats de cette même gare Saint-Lazare vivait et recevait, exactement à la même époque, Stéphane Mallarmé, père de la modernité en poésie. Révolution industrielle, révolution de la peinture, de l’écriture : François Taillandier pose ensemble la question des mutations du réel, de leur sens et de leur représentation. Le deuxième lieu sur lequel il se porte est Marseille dans « Journal de Marseille »[16]. Il part en l’espèce d’une représentation mentale : Marseille telle qu’il a pu l’imaginer à travers sa lecture du roman de Dumas « Le comte de Monte Cristo ». La vile est pour lui habitée par des histoires qui en constituent en quelque sorte le corps invisible. L’écrivain est alors celui qui voit e qui sait, qui se trouve en situation de présence et de retrait et peut donc pratiquer ce qu’on pourrait désigner comme un écart critique. « Ce n’est pas notre identité avec l’époque qui nous fait exister : c’est notre distance », confirme d’ailleurs François Taillandier. Dans « Le cas Gentile »[17] celui-ci s’est transporté à Turin, dans la salle où se trouve exposé le Saint Suaire puis sur un quai de gare où sont disposées des vitrines publicitaires qui présentent des corps dénudés. Dans les deux cas se trouve posée la question de la représentation par le roman : images triviales donnant une illusion de réalité ou image en pointillé, inscrite plutôt dans l’ordre de symbolique, qui change la perception des lignes et la vision de la réalité ?
Une génération de jeunes, voire très jeunes auteurs, s’est engagée à côté de ces aînés dans cette démarche réaliste. Elle n’a pas connu les débats sur l’engagement et peut aborder la réalité sans aprioris, sans visées théoriques, idéologiques ou esthétiques. En faisant simplement confiance à l’écriture pour opérer un dévoilement et aller plus loin que la vision commune. Ce qui, de toute évidence, met en jeu les modalités de la représentation romanesque.
[1] Au Diable Vauvert, 2003
[2] 1951, traduction française de Jean-Baptiste Rossi (pseudonyme de Sébastien Japrisot), Robert Laffont 1953 ; version nouvelle sous le nom de Sébastien Japrisot, Robert Laffont, 1996 ; on conseillera la récente traduction d’Annie Saumont, Pocket, 2005
[3] Au Diable Vauvert, 2010
[4] Gallimard, 1998
[5] Stock, 2006
[6] Stock, 2010
[7] Grasset, 2000
[8] POL, 2001
[9] Actes Sud, 2000
[10] Pauvert, 2000
[11] Verticales, 1999
[12] Verticales, 2001
[13] Gallimard, 2007
[14] Verticales, 2003
[15] Fayard, 1997
[16] Le Rocher, 1999
[17] Stock, 2001
D’autres écrivains du « Nouveau réalisme » empruntent des voies différentes. Nicolas Rey explore plutôt l’intériorité des êtres, celle d’un adolescent d’aujourd’hui puis celle d’un écrivain qui lui ressemble passablement. Dans « Un début prometteur »[21], il se réfère à Jérôme-David Salinger (« L’attrape-cœur »[22]), mais aussi à Stendhal, Rimbaud et Flaubert. Il évoque un garçon de seize ans, élève d’un collège en Normandie, qui fait son éducation sentimentale et apprend en même temps la douleur d’être au monde. En recherche de paradis artificiels, multipliant les expériences limites. Le sexe et la pulsion de mort dominent cette prose, dont il faut souligner la beauté. Mais celle-ci se nourrit d’une révolte. D’où une langue aux sonorités superbement travaillées. Suites de détonations, claquant comme autant de coups de pistolet dans le concert de la convention et de la bienséance. Il y a chez Nicolas Rey une forte représentation du temps contemporain. En cela, l’itinéraire du narrateur s’inscrit dans la coulée de « L’Education sentimentale » reçue par Frédéric Moreau dans la première moitié du 19ème siècle. Nicolas Rey a poursuivi avec « Un léger passage à vide »[23], qui propose, dans une écriture toujours attentive au mouvement de la langue, ouverte à l’afflux de nouveautés lexicale et syntaxiques, une sorte d’état mental des lieux chez un intellectuel quadragénaire parisien.
A côté de ces jeunes auteurs, des écrivains plus confirmés apparaissent en proximité certaine avec ce nouveau courant réaliste. Ainsi Luc Lang, qui s’installe d’abord dans le milieu carcéral avec « Mille six cents ventres »[24]. Un détenu, cuisinier dans une prison britannique, y met en œuvre de façon amplifiée et brutale les pratiques marquantes du monde extérieur : domination, manipulation, injustice, sexualité agressive… La langue et la tonalité générale du livre sont à l’unisson de cette férocité. Il n’est pas anodin que Luc Lang ait obtenu, pour ce roman, le prix Goncourt des lycéens. Ensuite, dans « Onze septembre mon amour », en référence aux attentats du World Trade Center, celui-ci s’interroge sur ce qui lui semble se cacher de fondamental derrière la modernité des Etats-Unis. A ce moment Luc Lang séjournait dans le Montana et il avait pu observer l’Amérique profonde. Il réfléchit sur ce qu’il avait pu voir et entendre au quotidien, après les attentats. Il évoque les images de CNN qui font d’abord croire à un film catastrophe hollywoodien. Il évoque aussi l’hôtel de luxe façon Disneyland, au milieu d’une réserve indienne, dans un rutilant paysage de montagne qu’on dirait copié sur le générique de la Paramount, où tôt le matin, sanglées dans des uniformes, des silhouettes à la peau cuivrée ou noire s’activent en silence. Il évoque l’hypermarché et ses décamètres de linéaires avec tous les pains possibles, mais tous semblablement frappés par la même mollesse. Ou encore les stations-services en bordure de route, des lieux sinistres qui accueillent les épaves humaines du coin. Ce n’est pas ici la poésie triste du film de Percy Adlon « Bagdad Café » (1987), mais un bric-à-brac de high-tech et de désespoir, de toc et de tiers-monde, de vacarme et d’ » ennui métaphysique « , d’individualisme et de dictature du conformisme. En somme un road movie sans musique Country, dans une Amérique terne et désenchantée.
Luc Lang, par sa richesse d’inspiration et sa maîtrise de style, s’impose comme l’un des chefs de file incontestables du «nouveau réalisme ». « La fin des paysages »[25] et « Esprit chien »[26], par leurs considérables différences de tonalité, confirment cette disposition. D’un côté un déferlement verbal de plus de cinq-cents pages, qui semble se situer dans le sillage du James Joyce de « Gens de Dublin » et du monologue de Molly Bloom à la fin d’ « Ulysse ». Cela se passe en 1988 à Liverpool, qui portait autrefois le surnom de Little Dublin. Le thatchérisme a saigné la ville, le paysage portuaire se trouve en voie de pétrification et l’on a songé à la culture pour redonner un semblant d’allant au vieux site Un tumultueux discours, avec des combinaisons d’obscurités et de fulgurances, des jaillissements hétéroclites, de confuses histoires intimes, charrie une masse d’éléments composites, qui ensemble forment la figure d’un univers en déshérence. Le port et la ville vont être momifiés en un espace muséal. Ce récit haché du présent entre en collision avec des histoires archaïques. De la même façon que les nombreuses visions, souvent nocturnes, de la ville, du port ou de la rivière semblent dues au regard de quelque peintre du néoromantisme ou de l’expressionnisme. Luc Lang démontre ici son talent de peintre du paysage urbain contemporain. D’un autre côté, avec « Esprit chien », l’écrivain livre une farce d’une tonalité férocement corrosive. Confirmant donc clairement qu’une partie de la jeune génération romancière, en rupture par rapport aux pratiques antérieures de contournement, a désormais choisi d’opérer une approche frontale du réel. Il installe pour cela sa fiction dans le cœur symbolique des dérives et du cynisme contemporains, Neuilly-sur-Seine. On y a créé une association « animalitaire », en fait à but très lucratif, à laquelle le personnage principal du roman va, à son insu, servir de prête-nom. A partir de là s’enclenche une mécanique longtemps burlesque avant de tourner à l’aigre. Luc Lang construit une formidable machine à rire, dans une langue à la fois inventive et loufoque, précise et implacable. Ce roman, c’est une provocation dirigée contre ce monde et son « esprit chien ».
La provocation, c’était aussi l’arme choisie par Frédéric Beigbeder, par ailleurs figure de proue des modes intellectuelles, du snobisme, du parisianisme et de l’omniprésence médiatique. Ce professionnel de la publicité, cet habitué de tous les lieux branchés, cet adepte des marques de luxe, quand il se consacre à l’écriture romanesque est capable en effet d’un regard authentiquement critique. A l’automne 2000, il faisait paraître un roman dont le titre, « 99 francs »[27] (réactualisé en 2002, lors du changement monétaire, en « 14,99 euros ») en indiquait aussi le prix. La valeur matérielle du livre se trouvait affichée en couverture, ainsi que pour un objet banal de la production de masse. En fait, Beigbeder annonçait son programme : la dénonciation du mercantilisme ambiant, de la toute-puissance des objets de la consommation, du recul de l’art et de l’être au bénéfice du commerce et de l’avoir. Largement nourri de sa propre biographie, son roman mettait en scène un publicitaire parfaitement intégré au système et soudain victime d’un licenciement. L’accumulation des noms de grandes marques et l’omniprésence des objets de la consommation de luxe montraient un monde gouverné par un matérialisme vulgaire, sans âme, à la recherche de jouissances égoïstes, non sans rapport avec des scènes de la décadence romaine telles qu’on peut en rencontrer dans le « Satiricon » de Pétrone.
Gérard Gavarry, dans « Hop là ! un deux trois »[28], et Tassadit Imache, dans « Comme un frère »[29], ont pour leur part opté pour une immersion dans l’univers déshumanisé des banlieues nouvelles, dans lesquelles des populations cosmopolites se croisent tandis qu’en souterrain le désespoir, la violence et le crime trament des histoires terribles. L’un et l’autre se hissent hors du sordide, tournent le dos au sociologisme et à son pendant, l’ethnographisme, pour faire de ces banlieues de nouveaux espaces dramatiques, habités par les mêmes fatalités que les tragédies antiques et qui, à l’instar de celles-ci, abritent des histoires qui se terminent toujours par un sacrifice humain : dans l’antiquité à quelque divinité aveugle, aujourd’hui, aux désirs insatisfaits, aux besoins qu’on ne peut plus refouler, à la violence, devenue la seule loi régissant les rapports entre les êtres.
Dans un esprit assez proche, Raymond Bozier, dans « Rocade »[30], a choisi d’arpenter un paysage de friche industrielle près du port de Saint-Nazaire. Un ancien hangar des chantiers navals, aujourd’hui désaffecté, est transformé par le romancier en une sorte de nouvelle caverne platonicienne, dans laquelle s’agitent et tentent de survivre des hommes réduits à l’état d’ombres, dépourvus d’existnec aux yeux de la société : des marginaux, des clochards, des chômeurs. Là encore le roman tourne le dos au sociologisme pour donner de cette réalité des images d’une poésie brutale, chargée de symboles. Tandis qu’une bande-son, faite de chocs métalliques, de grondements d e moteurs et d’aboiements de chiens, rythme cette sombre ballade de la désespérance.
Ce registre noir atteint un autre apogée chez Régis Jauffret. « Clémence Picot »[31] puis « Promenade »[32] mettent en effet en scène des figures de femmes portées l’une et l’autre par un désespoir mortel. La première est une infirmière qui, au lieu de sauver des vies, s’est fixé comme programme de dispenser la mort autour d’elle. Déjà morte à elle-même, devenue orpheline de tout sentiment humain dans la cellule familiale de se jeunesse -le petit monde gentillet, étriqué, d’une petite bourgeoisie morne, enfermée dans les petites joies et les petites peines du quotidien-, elle a donc choisi de conformer le monde alentour à son image. Son nihilisme se retrouve chez l’autre personnage de femme, qui se tient au centre de « Promenade ». Cette fois le romancier met en scène une habituée, et même une amoureuse, de l’échec, dans une spirale de la déchéance volontaire, qui inscrit son livre dans une noirceur épaisse. Plus récemment, Régis Jauffret a fait paraître un roman qui multiplie les prises de vue sur des accidentés de notre société : « Microfictions »[33], un livre qui organise l’association paradoxale de la concision et de la prolixité : 595 récits d’une cinquantaine de lignes, classés selon l’ordre alphabétique de leurs titres, composent en effet ce que l’auteur, en couverture, a choisi de désigner comme un « roman ». Car c’est finalement une même histoire que raconte Régis Jauffret, celle de personnes reléguées dans les marges et qui, parce que poussées là, commencent aussi d’avoir des comportements en marge de la normalité. Régis Jauffret inverse ici le processus d’écriture qu’il avait adopté pour « Univers, univers »[34]. On se souvient qu’une figure de femme dans sa cuisine, pendant la préparation du repas, y passait en revue l’infinité des identités qui auraient pu être les siennes, donc des vies qui auraient pu s’offrir à elle. Cette fois, c’est au contraire une pléthore de personnages qui se trouve mise en scène. Des êtres de tous âges et de toutes conditions qui ont en commun de ne sembler connaître que le noir de l’existence. Des personnages ont vécu des romans familiaux dévastateurs, d’autres les violences de la société, ils subissent des poussées de délire et de folie, sont entraînés dans des logiques d’échec, des drames de la solitude. Régis Jauffret concentre dans ses récits, mais en le poussant à un degré extrême de noirceur, tout ce qui fait qu’un jour on sort de la trajectoire commune et que les barrages de la conscience, de la morale et du surmoi cessent de fonctionner. Les « Microfictions » de Régis Jauffret veulent dire plus que le simple constat social, dans sa grande désolation. Elles exhibent le quotidien banal de la dérive et de la déchéance, de l’inhumanité et de la monstruosité. Elles montrent aussi des stratégies de résistance, quelquefois elles-mêmes d’une semblable brutalité. On se tient tout près de l’hyperréalisme appuyé.
Dans ce courant du « nouveau réalisme, qui s’est installé sur la scène littéraire et s’élargit progressivement, François Taillandier tient une position toute particulière. Car ses livres s’emboîtent les uns dans les autres, se répondent en écho et se complètent. Taillandier a choisi de se poster au cœur de notre époque et de faire venir des textes qui entremêlent, en des trames très serrées, du réel, de la fiction et de la réflexion. Il produit une véritable critique de ce temps, dans le sens noble que le 19ème siècle a donné à ce terme. C’est-à-dire un ensemble de représentations du monde, d’analyses fouillées de son état et d’hypothèses sur celui-ci. Pour cela, il n’a pas besoin de beaucoup se déplacer. Il situe ses récits en des lieux connus, mais toujours considérablement chargés de sens.
Le premier, dans « Des hommes qui s’éloignent »[35], est le chantier du quartier de la gare Saint-Lazare, l’un des « grands travaux » qui ont modifié le visage de la capitale. Or cette gare constitue une construction représentative de la révolution industrielle, emblématique de l’architecture métallique. Elle se trouve être également l’un des tout premiers lieux non picturaux visités par l’art moderne : on pense là aux toiles de Claude Monet, qui la représentaient en 1877 et 1878. L’on peut ajouter que dans les parages immédiats de cette même gare Saint-Lazare vivait et recevait, exactement à la même époque, Stéphane Mallarmé, père de la modernité en poésie. Révolution industrielle, révolution de la peinture, de l’écriture : François Taillandier pose ensemble la question des mutations du réel, de leur sens et de leur représentation. Le deuxième lieu sur lequel il se porte est Marseille dans « Journal de Marseille »[36]. Il part en l’espèce d’une représentation mentale : Marseille telle qu’il a pu l’imaginer à travers sa lecture du roman de Dumas « Le comte de Monte Cristo ». La vile est pour lui habitée par des histoires qui en constituent en quelque sorte le corps invisible. L’écrivain est alors celui qui voit e qui sait, qui se trouve en situation de présence et de retrait et peut donc pratiquer ce qu’on pourrait désigner comme un écart critique. « Ce n’est pas notre identité avec l’époque qui nous fait exister : c’est notre distance », confirme d’ailleurs François Taillandier. Dans « Le cas Gentile »[37] celui-ci s’est transporté à Turin, dans la salle où se trouve exposé le Saint Suaire puis sur un quai de gare où sont disposées des vitrines publicitaires qui présentent des corps dénudés. Dans les deux cas se trouve posée la question de la représentation par le roman : images triviales donnant une illusion de réalité ou image en pointillé, inscrite plutôt dans l’ordre de symbolique, qui change la perception des lignes et la vision de la réalité ?
Une génération de jeunes, voire très jeunes auteurs, s’est engagée à côté de ces aînés dans cette démarche réaliste. Elle n’a pas connu les débats sur l’engagement et peut aborder la réalité sans aprioris, sans visées théoriques, idéologiques ou esthétiques. En faisant simplement confiance à l’écriture pour opérer un dévoilement et aller plus loin que la vision commune. Ce qui, de toute évidence, met en jeu les modalités de la représentation romanesque.
[1] Editions de Minuit
[2] Fayard
[3] Albin Michel
[4] Flammarion
[5] 15/10/1998
[6] Buchet-Chastel
[7] Bordas, 2005. Deuxième édition augmentée, Bordas 2008
[8] « La Saint Sylvestre des Barbares », Editions Ledrappier, 1987 ; « Le retour du chasseur », Phébus, 1998
[9] « Vétérinaires », Gallimard, 1993 ; « Tout casse », Gallimard, 1995
[10] « Les Braban », Albin Michel, 1995
[11] « Un vieux cœur », Le Seuil, 2001
[12] « Le paradis existe », Pauvert, 2001
[13] Fayard, 2005
[14] Mille et une Nuits
[15] Au Diable Vauvert
[16] Gallimard, 2006
[17] Actes Sud, 2001
[18] Fayard, 2008
[19] L’Esprit des Péninsules, 2006
[20] L’Esprit des Péninsules, 2008
[21] Au Diable Vauvert, 2003
[22] 1951, traduction française de Jean-Baptiste Rossi (pseudonyme de Sébastien Japrisot), Robert Laffont 1953 ; version nouvelle sous le nom de Sébastien Japrisot, Robert Laffont, 1996 ; on conseillera la récente traduction d’Annie Saumont, Pocket, 2005
[23] Au Diable Vauvert, 2010
[24] Gallimard, 1998
[25] Stock, 2006
[26] Stock, 2010
[27] Grasset, 2000
[28] POL, 2001
[29] Actes Sud, 2000
[30] Pauvert, 2000
[31] Verticales, 1999
[32] Verticales, 2001
[33] Gallimard, 2007
[34] Verticales, 2003
[35] Fayard, 1997
[36] Le Rocher, 1999
[37] Stock, 2001
Une réponse à “Article « La Pensée » (2010)”
[…] Un réalisme d’aujourd’hui (La pensee 2010) […]