En 2023 Gisèle Bienne faisait paraître l’admirable « Les larmes de Chalamov » (Actes Sud), sur l’écrivain soviétique rescapé du Goulag, auteur des « Récits de la Kolyma. » Celle dont le premier livre fut publié en 1976 aux Editions des Femmes, autrice de vingt-deux romans, récits et poèmes ainsi que de treize romans pour la jeunesse parus à L’Ecole des loisirs, propose aujourd’hui un nouveau remarquable récit, « Chavirer avec Cendrars », accompagné de photos en noir et blanc de Jean-Marie Lecomte, sur un autre grand de la littérature au destin bousculé

Gisèle Bienne, née dans l’Aube, dont l’œuvre témoigne de l’enracinement dans sa Champagne, affiche également une relation particulière avec les Ardennes. Là précisément où Frédéric Louis Sauser, écrivain suisse né en 1887, plus connu sous le nom de Blaise Cendrars, se retira en 1938 et 1939. Car lui-même fut à jamais marqué par les deux territoires. Sur le premier il perdit un bras, sur le second il vécut une manière de parenthèse dans une vie de mouvement. Gisèle Bienne, qui avait fait paraître en 2008 « La ferme de Navarin » (« L’un et l’autre » Gallimard), haut lieu de la Première Guerre mondiale sur lequel fut érigé, avec son ossuaire, le Monument aux morts des Armées de Champagne, se souvient d’avoir une première fois dans ses années de jeunesse, à partir de la départementale 977, parcouru le secteur où l’écrivain avait été grièvement blessé « un soir de pluie et de brouillard dès les premiers jours de la grande offensive lancée en septembre 1915 sous les ordres de Joffre. » Une pancarte signalait alors l’emplacement de la ferme, dont il ne restait rien. Puis le panneau mémoriel, à l’instar des bâtiments, avait disparu. Tels ces anciens villages de la région simplement rayés de la carte. En deux pages d’une saisissante sobriété, accompagnées d’une photo grisaillante du monument, comme émergeant de la fumée de l’embrasement général, elle donne à ressentir ce que fut cette Apocalypse. Quatre de ses livres furent consacrés à la Première Guerre mondiale.
Omniprésente, elle ne se tient jamais bien loin, faisant venir des souvenirs, des lectures, les épisodes de sa propre enquête sur les traces de Cendrars
« Chavirer avec Cendrars » s’organise en deux parties sensiblement égales, « La plaine » et « La forêt ardennaise », qui font donc référence à deux périodes de la vie de l’écrivain. Gisèle Bienne, au long de son récit, déroule le fils au parcours incroyablement sinueux qui relie les deux lieux. Un fascinant cheminement narratif, qui restitue rien de moins que la quasi entièreté d’une destinée. Omniprésente, elle ne se tient jamais bien loin, faisant venir des souvenirs, des lectures, les épisodes de sa propre enquête sur les traces de Cendrars. Elle fait également ressortir la singularité de posture du soldat Frédéric Sauser, engagé volontaire, qui à la différence d’autres écrivains avait décidé de laisser sa plume au repos : « Cendrars, dans les tranchées, n’a pas écrit de poèmes ou rédigé un journal, il n’a pas écrit d’articles comme le faisait Guillaume Apollinaire. C’est pour tenir un fusil, dit-il, non un porte-plume qu’il s’était engagé. » Cela s’était arrêté pour lui le 28 septembre 1915. Dans « la marée humaine [qui] monte au sacrifice », à deux-cents mètres de la ferme de Navarin, il est touché au bras droit, perd son sang. Transporté au poste chirurgical 55 dans le village de Suippes, il est amputé. Sa main droite, celle de l’écrivain, sera jetée dans un charnier. On ne peut imaginer allégorie plus parlante du désastre pour lui. Un poème dans le recueil « Feuille de route », reviendra en 1924 sur cet épisode tragique, Trente ans plus tard, en 1946, il fera paraître « La Main coupée », dans lequel il élargira la focale à la tragédie plus grande encore de la Première Guerre mondiale.
Un texte de création, par la subjectivité à l’œuvre et le choix d’écriture
2 réponses à “Gisèle BIENNE”
Merci de vos articles. De la critique littéraire au meilleur sens du mot : clarté, justesse et une sorte d’empathie généreuse pour les auteurs.
Je vous remercie, cher Alain Roussel. Venant de vous, ce commentaire me touche infiniment. A lire vos propres articles, je pourrais vous retourner le compliment !