TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

IJKL


08/09/2022 : YASMINA KHADRA

C’est un véritable roman fleuve, au sens littéral du terme, que propose aujourd’hui le grand écrivain algérien. Fleuve  du temps en premier lieu : le récit s’écoule sur vingt-quatre années, de 1914 à 1938. Mais aussi écoulement d’une destinée, entre les champs de bataille de la Grande guerre sur le sol français et d’autres réalités non moins barbares vécues à son retour du front par Yacine Chéraga, le personnage principal de cette fiction. Le tout porté sur plus de cinq-cents pages par une coulée narrative d’une rare puissance. Assurément un texte majeur, à la hauteur de la grande trilogie de Yasmina Khadra, « Les Hirondelles de Kaboul », « L’Attentat » et « Les Sirènes de Bagdad ».

Au centre se tient donc, sorte de Candide maghrébin racontant sa propre histoire, celui qui tout du long ne cessa d’être bousculé et emporté dans les remous de deux fleuves tumultueux. Celui de l’Histoire et celui de la misère humaine. Yasmina Khadra dédie son livre à sa mère, son inspiratrice,  « qui ne savait ni lire ni écrire » : on peut imaginer en effet que la permanente sensation d’authenticité qui émane du texte tient au souvenir de la parole maternelle, à sa résonance par-delà le temps.

L’envers du décor de la colonialisation

Dès les premières lignes l’ambiance est à la brutalité et à la peur, dans le douar où Yacine, « aîné d’une fratrie composée de quatre filles et de trois garçons », avec sa famille  tente péniblement de survivre. Celui-ci découvrira plus tard que le père chaque matin s’éclipsait de leur gourbi pour aller mendier. Un jour de l’automne 1914, l’exécuteur des basses œuvres du caïd local état venu chercher le jeune homme. Celui-ci s’était alors attendu au pire. Mais le pire ne fut pas celui qu’il imaginait. On l’avait tout bonnement contraint à endosser l’identité du fils du redoutable  personnage pour l’envoyer à sa place combattre sur le front. C’était le premier d’une série d’épisodes qui transformeraient l’innocent Yacine en véritable jouet du destin. Quatre années dans les tranchées, la bataille devant  Verdun, deux citations, le retour sur la terre natale, l’existence aux limites du supportable des « indigènes », l’éclaircie du mariage pourtant arrangé de Yacine le pur avec l’adolescente Meriem venue d’une tribu nomade du Sahara, puis l’accusation d’un double meurtre par le caïd, bien décidé à éliminer le gênant témoin de sa manigance. Enfin  l’arrestation, les douze ans passés dans l’enfer dégradant du bagne et la rencontre qui avait fait tout basculer en 1938… Un romanesque débridé se donne libre cours au fil du tempétueux récit. Solidement ancré dans un quotidien évoqué avec un saisissant réalisme. L’envers du décor de la colonisation. Les villes tels des bouges infâmes, les campagnes arides non moins dangereuses. Mais également les prodromes compliqués d’une résistance.

Avec « Les Vertueux » Yasmina Khadra a écrit sa « Tragédie optimiste »

Dans l’ombre portée de Yacine, c’est une vision panoramique sur un quart de siècle d’histoire algérienne que propose Yasmina Khadra. A l’égal de son homologue voltairien, le Candide maghrébin se trouve confronté à toutes les épreuves possibles et s’en tire grâce à une  indécrottable naïveté. A moins qu’il ne s’agisse d’une forme supérieure de stoïcisme, qu’alimentent ses lectures des manuscrits des Anciens et sa solide religiosité. Les tumultes de ce prodigieux roman s’enracinent en effet dans la profondeur d’une culture et d’une spiritualité. Il n’est pas insignifiant que Yacine achève son parcours, se préparant de longue main à « l’accalmie définitive », dans le ksar de Kenadsa, haut lieu saharien de respect humain et de sagesse. Manière aussi de donner rétrospectivement sens à la succession chaotique des épreuves qui parsemèrent sa vie. La haute leçon prodiguée par Yasmina Khadra dans son  proliférant récit. Une « tragédie optimiste » à l’algérienne.

« Les Vertueux », de Yasmina Khadra, Mialet Barrault, 544 pages, 21 €.
08/09/2022 – 1626 – W8