TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Françoise Colley


En passant par la Lorraine

Dans un premier roman incisif, ce sont les Trente glorieuses qui resurgissent, toile de fond d’une histoire familiale sous haute tension

On pourrait imaginer à cet acerbe récit quelque substrat autobiographique. Tant il éclate de réalisme et de vérité. Et l’on serait fort tenté de l’assigner à la catégorie des « littératures du moi », pour reprendre la qualification de Dominique Viard et Bruno Vercier dans « La Littérature française au présent » (Bordas, 2005). Relève-t-il pour autant de l’autobiographie ou de l’autofiction ?  Ou bien ce monologue acéré d’une femme née en 1966 en Lorraine, baby-boomeuse aînée d’un « deuxième lit » dans une famille ouvrière de dix enfants, doit-il principalement à la fiction ? Quoi qu’il en soit demeure cette sensation de vécu, à travers un récit et une langue appliqués à restituer au plus près ce qu’a été l’existence de cette narratrice. Enfant et adolescente dans une HLM, portée par une mère protectrice véritable chef de famille. Tandis que le deuxième mari de celle-ci, un Algérien en même temps exploité et exploiteur, dilapidait au café du coin une partie de l’argent qu’il ne mettait pas secrètement de côté pour entamer une autre vie en Algérie, loin de sa famille française. Puis, encore mineure, amante d’un enseignant, qui en même temps avait aidé à son émancipation du milieu familial et l’avait asservie à une vie dans l’ombre. A l’instar de sa mère, elle s’était mariée deux fois. Un premier divorce à vingt-six ans, pour se séparer de celui qui partageait sa vie depuis qu’elle avait quinze ans. Un deuxième à quarante-cinq ans. Deux enfants étaient nés  de ces unions.

Un monologue qui brasse large

Ce qu’évoque ici Françoise Colley, c’est d’abord un mélange de pauvreté extrême, de dignité et de chaleur humaine dans une région elle-même en déshérence. Avec cette mère qui non seulement les portait tous à bout de bras, mais venait épauler ses voisins dans la difficulté. Sorte  de « Kofi Annan du HLM » : l’une des nombreuses formules-chocs qui donnent son mordant au livre. Une femme imposante, tant par l’ampleur de ses formes que par l’étendue de sa culture, « elle écrivait bien et avait beaucoup lu avant d’avoir une kyrielle de marmots accrochés à ses tétons ». Présentée telle une « superhéroïne » devant mener un combat de chaque jour  pour élever ses enfants. De chaque phrase du récit transpire en effet l’adulation que n’a cessé de lui vouer sa fille, quand celle-ci nourrissait une si violente haine du père. Dans ce contexte continuellement tendu on voit la narratrice peu à peu se construire, faire des études, accéder à un nouveau statut social. Avec une conscience aiguë de sa situation, qui n’est pas sans appeler un ressenti de « trahison » à l’égard de sa classe sociale d’origine, similaire à celui qu’évoque Annie Ernaux. Faisant comme elle désormais partie du groupe des « CSP+ ». La réussite de cette première apparition en littérature tient autant à sa finesse psychologique qu’à sa profondeur sociale.

Un tableau de la France populaire des Trente glorieuses

Tandis que, plus largement, c’est un tableau de la France populaire des Trente glorieuses qui se trouve ici restitué d’admirable manière. Un pays scotché devant la télévision, désormais présente dans tous les foyers, avec ses figures cultes. Un pays accédant massivement à la nouvelle mobilité automobile, avec la multiplication des propriétaires de voitures. Un pays découvrant des horizons nouveaux, avec l’allongement des congés et la diversification des destinations, les colonies de vacances, les camps d’ados. Un pays écoutant en boucle de nouvelles musiques à cent lieues de la chanson française traditionnelle. Celles-là mêmes qui viennent loger dans le corps du texte. Un mouvement général dont témoigne le récit de la narratrice. Cependant que les mentalités restent pour beaucoup celles des vieilles traditions patriarcales, avec leur égoïsme, leurs mensonges et leurs violences. C’est ainsi que le frère de la narratrice, trompé et spolié par leur géniteur, en avait été réduit un jour à se jeter par la fenêtre.

Un voyage en Algérie clôt cette histoire. La narratrice, deux frères et Mizouzou, la plus jeune sœur, répondent à l’invitation d’un notaire. Pour l’ouverture d’une succession. Le père était mort, personne en France n’en avait rien su. Mais celui-ci demeurerait décidément toxique jusque par-delà la tombe : une ultime tromperie se préparait, dont on découvre les grosses ficelles lors d’une irrésistible scène tragi-comique pour solder le passé, en manière d’explosion finale : « Et puis, un jour, ça remonte. Comme un geyser. On se rend compte que (…) la blessure, le chagrin, la violence, le manque d’amour sont restés imprimés sur le disque dur. Prêts à resurgir ». Pour sa mère, pour sa sœur, pour elle-même, elle refera alors le parcours. Par l’écriture de ce roman, dont le titre sonne à la fois comme un soupir de soulagement et une revendication.

« Vivantes », de Françoise Colley, Mialet-Barrault, 266 pages, 19 €.
06/10/2022 – 1630 – W12