TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Yves Ravey


EN PASSANT PAR LA SICILE

Le romancier bisontin délocalise son récit sur l’île des mythes et du fatum, transportant son écriture aux sources de la tragédie

L’incipit de ce nouveau roman pourrait quasiment avoir valeur programmatique : « Sorti de l’aéroport de Catane-Fontanarossa, j’ai engagé la voiture de louage dans le premier rond-point vers le nord, direction Taormine ». Un rond-point dès l’entame, figurant à la fois des possibles qui s’ouvrent devant soi et l’éventualité de tourner indéfiniment en rond, sous le poids d’une manière de fatalité héritée en droite ligne du « fatum » antique. L’œuvre d’Yves Ravey s’inscrit tout entière dans cette image, puisée certes dans le quotidien le plus emblématique de notre modernité, mais qui se présente telle une version contemporaine de la fatalité gréco-latine.

Le romancier met donc pour la première fois le cap au sud, vers l’île précisément au confluent de l’hellénisme et de la latinité. Laissant derrière lui la Franche-Comté, son territoire romanesque originel, avec son onomastique imprégnée de germanitude.  Ses deux principaux personnages, Melvil Hammett et son épouse Luisa, née Gozzoli, incarnent évidemment ce déplacement. Les références ont maintenant changé : Hammett, fondateur du roman noir ; Gozzoli, peintre majeur de la Renaissance italienne. A l’instar de ce qu’explique Jean Echenoz, les noms propres, quand ils viennent s’ajouter aux noms communs, constituent un considérable réservoir de sens, une manière de lexique augmenté. Les pedigrees des deux figures de « Taormine » apparaissent également en rupture avec les parcours habituels des personnages chez Yves Ravey. Melvil, qui tient le rôle du narrateur, est un cadre au chômage ; Luisa, fille d’un professeur de médecine qui les soutient financièrement, est directrice de recherche en bioéthique au CNRS. Le couple, au bord de la séparation, a conçu le voyage en Sicile au moment de Pâques comme occasion de réflexion et chance ultime de se remettre. Mais le fatum en décidera autrement. Il suffira pour cela de quelques kilomètres après le passage par le rond-point initial. Le destin en effet n’attend pas.

La Sicile, terre d’élection du fatum

La nuit est tombée sur la Sicile, mais Luisa veut absolument voir la mer. Ils quittent l’autoroute et s’engagent dans l’obscurité sur un chemin de terre. Bientôt quelque chose vient heurter une aile de la voiture, « certainement un animal errant », mais ils décident de n’y pas porter attention. Un engrenage fatal vient de se mettre en mouvement. Le choc n’était en effet pas si anodin qu’ils voulaient s’en persuader. Melvil et Luisa peu à peu en prennent conscience. La police entre dans la partie. C’est alors qu’Yves Ravey déploie son art incomparable de la souricière, acculant ses deux « héros » à évoluer dans un espace de plus en plus réduit, comme pris au piège. On les voit effectuer encore de petits déplacements en voiture dans une zone limitée autour de leur hôtel, puis ne plus pouvoir s’en éloigner qu’à pied : on recherche les coupables d’un accident mortel sur un chemin qu’empruntent les nombreux réfugiés qui se cachent sur les plages des environs de Catane. D’une manière ou de l’autre, cette littérature ne cesse en effet de se frotter au réel. Ou de le mimer : un inspecteur coiffé d’un Borsalino, sur la terre de la mafia, est sur leurs traces, tout près de les cueillir, malgré tous leurs subterfuges. Ils avaient imaginé en désespoir de cause faire discrètement réparer la pièce de carrosserie endommagée dans un garage complaisant. Le système Ravey fonctionne ici à plein, poussant les protagonistes à s’enferrer toujours plus dans de véritables fuites en avant.

Un tour de force narratif

On imagine déjà la scène finale, à l’instar des épilogues de précédents romans. La boucle se bouclant, le destin achevant en quelque sorte son œuvre. Sauf que rien d’attendu ne se produit : le système Ravey, sans relâcher sa pression, propulse maintenant Melvil et Luisa dans une des nouvelles souricières qui se multiplient en Europe, sur les routes de…l’émigration. Ironie du destin et tour de force narratif, l’un des plus audacieux du romancier. Cependant que son écriture, admirablement impassible et dépouillée, sans la moindre concession à la psychologie, restitue par une succession de notations factuelles l’angoisse diffuse, puis les errements et l’affolement des deux humains pris dans la nasse. On retrouve l’empreinte du Nouveau Roman chez l’écrivain de Minuit. Mais retravaillé et mis à jour par un regard moderne, qui depuis « La Table des singes » en 1989, rend cette œuvre réductible à aucune autre.

«  Taormine », Les Editions de Minuit, 144 pages, 16,00 €.
29/09/2022 – 1629 – W11