TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Mathieu Belezi


Mathieu Belezi

C’est un romancier depuis plus de vingt ans coutumier des sujets audacieux portés par un  verbe puissant et une langue inventive. Chacun de ses livres provoque d’intenses émotions de lecture. Mais curieusement il n’a pas encore accédé à la vaste reconnaissance à laquelle il pourrait légitimement prétendre. Sa dix-septième publication se présente comme une occasion rêvée de lui rendre justice. Par la fulgurance et la force des images, par l’ampleur de la vision en arrière-plan, et plus encore peut-être par une façon de restituer des processus mentaux qu’il ne paraît pas exagéré d’inscrire dans le lignage du « courant de conscience » faulknérien. Face à l’écrivain du « Deep South », Mathieu Belezi apparaît en effet, une soixantaine d’années plus tard, comme celui d’un autre sud, semblablement plongé dans la misère et la brutalité des rapports sociaux : l’Algérie à l’entame de la colonisation, entre 1830 et 1845.

Construit sur l’alternance de deux monologues intérieurs, son texte réussit le tour de force de dépasser les vécus individuels pour atteindre chez le lecteur à une sensation de vision panoramique. Il y a d’un côté Séraphine, mariée à Henri. Avec leurs trois enfants, appâtés par les promesses des autorités, ils ont quitté leur banlieue parisienne et la pauvre vie qu’ils y menaient pour embarquer à Marseille au terme d’un long périple fluvial par Seine, Saône et Rhône. Arrivés sur l’autre rivage, ils se sont retrouvés entassés avec d’autres sous une tente militaire, pendant trois mois de mauvais temps, dans l’une de ces « colonies agricoles tracées à l’aveugle par quelques fonctionnaires de malheur ». Du malheur ils n’avaient eu jusqu’alors qu’un  faible avant-goût.

La grande brûlure du sujet algérien

De l’autre côté se tient un jeune troupier dans une compagnie chargée de « pacifier » un secteur du territoire algérien. La colonisation crûment racontée par l’un de ces milliers d’hommes qui ont peu à peu mis à distance leur humanité, face à un pays et à une résistance qu’ils ne comprennent pas. Entraînant une succession d’atrocités dans une manière d’escalade sans limite. Rarement le processus de barbarie à l’œuvre, de part et d’autre, n’avait été ainsi évoqué de l’intérieur. Mathieu Belezi nous livre ici des pages terribles transpirant la peur, gorgées de sanies et de sang. Razzias et incendies, viols et massacres chez les envahisseurs, émasculations, égorgements et décapitations chez les envahis : ici se donnent à voir sans le moindre filtre la logique et la réalité de la guerre coloniale. Le « courant de conscience » du narrateur à la fois témoin et acteur en capte d’hallucinante façon les aspects multiples.  

Un apogée dans la barbarie

Cette barbarie atteignit une sorte de sinistre apogée en 1844 et 1845, à l’époque même où s’achève le roman. L’engrenage de la violence et de la répression tourne à plein, mais sans résultats significatifs. Partout les populations ne cessent de harceler le corps expéditionnaire. C’est alors que le capitaine à la tête de la compagnie  imagine un moyen, inédit et potentiellement  radical, de neutraliser l’adversaire. En l’espèce Mathieu Belezi prête à cet officier subalterne l’idée d’une pratique inventée dans la réalité par les généraux Bugeaud et Cavaignac, les « enfumades ». Face à des villages entiers réfugiés dans des grottes inexpugnables, on en usera de la même façon que pour se débarrasser du renard dans son terrier : on mettra le feu devant l’entrée. Des milliers d’hommes, femmes et enfants furent ainsi exterminés par asphyxie. Au fil de pages effarantes, véritable retournement des responsabilités, on voit le narrateur mettre en accusation les victimes de la nouvelle méthode : « ça nous scie les nerfs, cette plainte qui sort de la bouche des grottes, ça nous donne envie de couper la gorge à ceux qui n’ont pas appris à mourir en silence, comme nous avons appris, nous autres ».  Phrase glaçante qui en dit long sur la logique de la pensée coloniale.

Quant à Séraphine, elle n’aura évidemment pas vu sur la terre d’Algérie la fin de ses malheurs. Bien au contraire. Les quelques arpents de terre donnés par le gouvernement ne seront pas devenus l’Eden dont elle avait rêvé. Double récit, d’une désillusion pour elle, d’une déshumanisation pour le troupier,  l’incandescent roman de Mathieu Belezi se présente comme un texte majeur pour la compréhension des ravages de la colonisation dans les cœurs et les esprits.

« Attaquer la terre et le soleil », de Mathieu Belezi, Le Tripode, 160 pages, 17,00 €.

15/09/2022 –  1627 – W9