Tristan Jordis
Un autre Paris-Dakar : une équipée depuis l’univers parisien de la nouvelle drogue dure jusqu’à la cité sainte de Touba, au Sénégal, par un romancier audacieux qui mérite assurément l’attention
La rentrée d’automne donne traditionnellement un coup de fouet à l’industrie de l’édition. Mais l’on observe en 2022 un net ralentissement du phénomène. Une offre en baisse significative, des ventes qui n’atteignent pas des sommets et, conséquence mécanique de ce contexte morose, la focale qui se resserre sur quelques titres mis en avant ad nauseam par les medias. Avec l’exemple caricatural du « Cher connard » de Virginie Despentes, à côté duquel une petite quinzaine d’autres titres parviennent à capter la lumière. Pour les autres, dans leur immense majorité, c’est la logique darwinienne du marché qui décidera de leur destin. Ainsi de ce « Pays des ombres », titre aux résonances involontairement ironiques pour un livre quasiment ignoré d’une critique, à quelques exceptions près, de plus en plus grégaire, et tout aussi quasiment absent des présentoirs des librairies. Il suffit pourtant d’en parcourir les premières pages pour en découvrir la puissance d’évocation et la brûlante actualité.
Une combinaison très singulière d’acuité du regard et de visions qui inscrivent le récit dans une authentique poésie
Celui qui raconte, Tristan Jordis lui-même, vient d’atterrir au Sénégal. Dans le taxi qui l’emporte dans la nuit africaine vers Dakar, à 53 kilomètres de là, il se rappelle un autre voyage, effectué dix ans auparavant. Une éternité s’il faut en juger par ce qu’il peut voir du paysage traversé « Des terrains chaotiques s’élèvent des bataillons d’immeubles modernes. Gris comme des cadavres et sombres comme des tombeaux, ils dominent des allées désertes ; quartiers fantômes ponctués de lampadaires au garde-à-vous qui éveillent dans l’immensité de la brousse un clair-obscur anatomique. Il y a dix ans de cela, la vieille nationale défoncée qui reliait Dakar aux villes du Nord abritait une myriade de huttes et d’échoppes ». Premières impressions d’un périple qui s’achèvera dans la ville sainte de Touba, au terme d’un parcours mémoriel et spirituel passant par Dakar et Paris. Ce qui d’emblée impressionne dans cette lecture, c’est une combinaison très singulière d’acuité du regard et de visions qui inscrivent le récit dans une authentique poésie. Parfois seulement quelques mots relevant de la modernité esthétique, pour dire l’agitation brownienne de la capitale sénégalaise : « Tout est saccadé, curieusement compressé ». Parfois le recours à l’imagerie picturale pour suggérer la file humaine bariolée en marche sur les bas-côtés : « …un feu de couleurs le long de la route ». Une beauté qui se retrouve, sous des espèces plus vénéneuses, lorsque le narrateur replonge dans ses souvenirs d’une rencontre à l’origine de l’actuel voyage : l’histoire de son amitié avec Mansour.
Des pages admirables sur le mélange d’abjections et de fulgurances que procure la fréquentation des paradis artificiels