TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Tristan Jordis


Tristan Jordis

Un autre Paris-Dakar : une équipée depuis l’univers parisien de la nouvelle drogue dure jusqu’à la cité sainte de Touba, au Sénégal, par un romancier audacieux qui mérite assurément l’attention

La rentrée d’automne donne traditionnellement un coup de fouet à l’industrie de l’édition. Mais l’on observe en 2022  un net ralentissement du phénomène. Une offre en baisse significative, des ventes qui n’atteignent pas des sommets et, conséquence mécanique de ce contexte morose, la focale qui se resserre sur quelques titres mis en avant ad nauseam par les medias. Avec l’exemple caricatural du « Cher connard » de Virginie Despentes, à côté duquel une petite quinzaine d’autres titres parviennent à capter la lumière. Pour les autres, dans leur immense majorité, c’est la logique darwinienne du marché qui décidera de leur destin. Ainsi de ce « Pays des ombres », titre aux résonances involontairement ironiques pour un livre quasiment ignoré d’une critique, à quelques exceptions près, de plus en plus grégaire, et tout aussi quasiment absent des présentoirs des librairies. Il suffit pourtant d’en parcourir les premières pages pour en découvrir la puissance d’évocation et la brûlante actualité.

Une combinaison très singulière d’acuité du regard et de visions qui inscrivent le récit dans une authentique  poésie

Celui qui raconte, Tristan Jordis lui-même, vient d’atterrir au Sénégal. Dans le taxi qui l’emporte dans la nuit africaine vers Dakar, à 53 kilomètres de là, il se rappelle un autre voyage, effectué dix ans auparavant. Une éternité s’il faut en  juger par ce qu’il peut voir du paysage traversé « Des terrains chaotiques s’élèvent des bataillons d’immeubles modernes. Gris comme des cadavres et sombres comme des tombeaux, ils dominent des allées désertes ; quartiers fantômes ponctués de lampadaires au garde-à-vous qui éveillent dans l’immensité de la brousse un clair-obscur anatomique. Il y a dix ans de cela, la vieille nationale défoncée qui reliait Dakar aux villes du Nord abritait une myriade de huttes et d’échoppes ».  Premières impressions d’un périple qui s’achèvera dans la ville sainte de Touba, au terme d’un parcours mémoriel et spirituel passant par Dakar et Paris. Ce qui d’emblée impressionne dans cette lecture, c’est une combinaison très singulière d’acuité du regard et de visions qui inscrivent le récit dans une authentique  poésie. Parfois seulement quelques mots relevant de la modernité esthétique, pour dire l’agitation brownienne de la capitale sénégalaise : « Tout est saccadé, curieusement compressé ». Parfois le recours à l’imagerie picturale pour suggérer la file humaine bariolée en marche sur les bas-côtés : « …un feu de couleurs le long de la route ». Une beauté qui se retrouve, sous des espèces plus vénéneuses, lorsque le narrateur replonge dans ses souvenirs d’une rencontre à l’origine de l’actuel voyage : l’histoire de son amitié avec Mansour.

Des pages admirables sur le mélange d’abjections et de fulgurances que procure la fréquentation des paradis artificiels

Celle-ci avait commencé dans les années 1990 à Paris, dans le partage du crack, du côté de Stalingrad. En 2008, Tristan Jordis avait fait  paraître un premier roman intitulé « Crack » (Le Seuil) qui revenait sur sa propre expérience. Aujourd’hui il est en route pour retrouver Mansour sur sa terre africaine. Loin des addictions et des violences -les « gouffres de la drogue », « une forêt sordide dissimulée derrière le charme d’indicibles délices »- qui avaient valu à celui-ci une condamnation à quatre années et demie de prison. Mises à profit pour passer une licence de lettres modernes. Grâce à l’intercession d’un proche, Tristan avait été recruté pour lui donner des cours au centre de détention de Châteaudun. Un autre récit commence alors. Après des pages admirables sur le mélange d’abjections et de fulgurances que procure la fréquentation des paradis artificiels, il est maintenant question de la « part de lumière » en Mansour, d’élévation spirituelle par l’étude. Et  de…magie noire. D’un côté l’apaisement qui, pour l’ancien « crackman » de retour dans le village de ses origines, vient culminer dans sa découverte du soufisme. De l’autre une inquiétude nouvelle, avec la conviction du mauvais sort, à la source de tous ses déboires, que lui aurait jeté autrefois un marabout.

La dernière partie du livre propose un véritable parcours initiatique aux confins de la spiritualité et de la magie, si intimement entremêlées dans l’esprit de Mansour. Une découverte pour le narrateur, qu’on observe de plus en plus partie prenante dans la démarche de son ami. Une manière de révélation à soi-même dont témoigne la tonalité de l’écriture, enfin apaisée, pour ne pas dire équanime. Lui-même commençait ainsi d’accéder, par l’entremise de son ami africain, à une forme de  « connaissance qui guérit l’esprit ». Point d’orgue de ce roman, porté par une écriture inventive et exigeante, qui ne dissimule pas son ambition de profondeur. Qui justifierait assurément d’être un peu plus présent sur les présentoirs des librairies.

« Le pays des ombres », de Tristan Jordis, Stock, 504 pages, 23 €
03/11/2022 – 1631 – W13