TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Yannick Haenel


Yannick Haenel

Un homonyme de Georges Bataille présenté comme « Trésorier-payeur » de la banque de France à Béthune : l’occasion d’une formidable fable sur l’être et l’avoir

 Georges Bataille fut le trésorier de la succursale de la banque de France à Béthune entre 1999 et 2007. C’est ce que retient celui qui raconte, invité à participer en 2015 à l’exposition inaugurale d’un centre d’art dans la sous-préfecture du Pas-de-Calais. A l’instar de la Piscine de Roubaix, lieu de reconstitution après le travail devenu « musée d’art et d’industrie », l’ancien bâtiment dévolu à la circulation de l’argent, rebaptisé Labanque, devait participer de cette reconversion des emprises publiques sur les territoires industriels en nouveaux sanctuaires de la création. Façon peut-être de valoriser une région en pleine déshérence, mais tout autant de donner une figure actuelle au fameux « divertissement » pascalien. L’affaire était confiée à Léa Bismuth, critique d’art et commissaire d’expositions, tout aussi réelle que le seront plus tard dans le roman Ronald et Nancy Reagan visitant le trésor de la Banque de France, rue Croix-des-Petits Champs à Paris.

Bataille dans la banque

Le livre de Yannick Haenel ne cesse en effet de jouer  de cet échange entre réel et fiction qui crée l’espace romanesque. Telle l’homonymie du trésorier de Béthune avec l’auteur de « L’Erotisme », considéré par lui comme  dépense du corps, qui écrivit aussi « La Part maudite » en 1949, à l’origine du projet imaginé par Léa Bismuth. Bataille y envisage en effet « la dépense, voire la ruine, comme la vérité de l’économie et considère que les richesses appartiennent moins à l’épargne qu’au rite qui les consume ». La dépense, ce sera donc la thématique initiale des manifestations organisée par Labanque. Afin de bien marquer le permanent chevauchement dans son livre du réel avec la fiction, Yannick Haenel attribue à l’employé de banque de Béthune le titre, inexistant, de trésorier-payeur. En référence évidente à celui de trésorier-payeur général, supprimé en 2012, qui désignait un haut fonctionnaire responsable des finances publiques à l’échelon départemental. Il convient de démêler tous ces présupposés pour saisir ce texte dans toute sa dimension. Et pour entrevoir la source du plaisir de lecture qui en résulte.

Marx pas très loin

Voici donc ce Georges Bataille d’abord tourné vers la philosophie, puis intégrant une école de commerce avant d’entrer à la Banque de France en 1991. A Béthune il prendra rapidement en charge les dossiers de surendettement. Avec une rare efficacité, se dévoilant là-derrière en adversaire redoutable des logiques usurières à l’œuvre contre les plus pauvres. Une sorte d’anarchiste, ou de socialiste à l’ancienne, infiltré dans le cœur du système capitaliste. C’est que dans le même temps il aura affiné sa réflexion en matière d’économie politique : Marx n’est pas très loin quand il évoque la date décisive du 15 août 1971, jour où Nixon suspendit la convertibilité du dollar en or : « En fabriquant des dollars sans équivalence avec la quantité d’or entreposée dans leurs réserves, les Etats-Unis avaient démonétisé la monnaie ». Comment dire mieux l’économie déconnectée du réel qui  s’est aujourd’hui imposée sur l’ensemble du globe ?

Avec Yannick Haenel, attaché à démythifier le néolibéralisme triomphant, la banque de Béthune devient alors peu à peu un lieu romanesque. D’ailleurs Bataille a fait l’acquisition d’une grande demeure toute proche, reliée à…la salle des coffres pas un couloir souterrain. Rien de moins. Le comble pour un trésorier, du pain béni pour un raconteur d’histoires. Le récit s’étoffe ainsi d’une foule d’éléments qui contribuent à sa formidable épaisseur. Avec au centre l’idée de dépense, qui vaut également pour les diverses femmes auxquelles Bataille fait don de sa  personne, lors de scènes d’un érotisme débridé. De la même façon que l’aide aux surendettés, il va jusqu’à abriter chez lui un couple dans la détresse, il s’agit pour lui de sortir de la logique du « calcul égoïste », dans tous les domaines. L’essentielle leçon de ce grand texte.

« Le Trésorier-payeur », de Yannick Haenel, L’Infini Gallimard, 428 pages, 21 €.
13/10/2022 – 1628 – W10