TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Marieke Lucas Rijneveld


Marieke Lukas Rijneveld

A coup sûr l’un des textes les plus saisissants de l’automne. Le récit d’une déviance et d’une emprise dans une ferme à bovins des Pays-Bas. Un terrifiant chef-d’oeuvre. A lire également « Qui sème le vent » (voir chronique du 12/11/2020)

Il y avait eu, en 2018, « Qui sème le vent », publié deux ans plus tard en français chez Buchet-Chastel, dans une superbe traduction de Daniel Cunin. Un roman saisissant, au sens propre du terme. Par l’audace de sa thématique et la tonalité décapante de son écriture. Avec comme lieu unique une très banale ferme néerlandaise derrière un polder, comme personnages centraux le fermier sans relief et sa fille, et comme seule action répétitive au fil des jours le soin apporté au bétail en même temps que la lecture de la Bible, à la fois chambre d’écho et justification de chaque acte de leurs existences. Tout ce qui contribua à la révélation d’une voix authentiquement nouvelle dans la littérature européenne, événement suffisamment rare pour mériter d’être souligné.

« Mon bel animal », paru aux Pays-Bas en 2020, vient aujourd’hui confirmer, dans la traduction une nouvelle fois impeccable de Daniel Cunin, la position de tout premier plan de Marieke Lucas Rijneveld dans le paysage littéraire du continent. Toujours une ferme et ses bovins, toujours un fermier et sa fille. Auxquels vient désormais s’ajouter la figure d’un douteux vétérinaire, qui tient ici le rôle du narrateur, en un long monologue dont on comprend peu à peu la circonstance. Celui-ci s’y adresse, la tutoyant, à une « adorable » également appelée son « bel animal », en une manière de longue confession, ou de supplique, s’étirant sur 42 chapitres. Le flux de sa parole ainsi se déverse, rarement interrompu par des points, tout au plus rythmé par des reprises de souffle que matérialise une pléthore de virgules et points-virgules, sans le moindre retour à la ligne. Cela se passe à l’été 2005, la date figure en ouverture du récit. Quelques pages plus loin il est question de « magistrats » auxquels l’homme doit désormais rendre des comptes. Peu à peu, alors qu’il s’est lancé dans le récit de sa relation particulière avec son « adorable », la situation se précise : c’est d’une cellule d’un établissement pénitentiaire que le narrateur rédige ce qui ressemble de plus en plus à un plaidoyer pour tenter de justifier ce qui s’était passé pendant quatre ans entre lui et la fille du fermier, aujourd’hui âgée de 14 ans. A moins qu’il ne s’agisse aussi d’une nécessaire mise au net pour lui-même.

L’ange et la bête

Ce qui se dévoile, qu’on a pu très tôt subodorer, c’est l’histoire d’une manipulation perverse et d’abus sexuels répétés sous le prétexte, fallacieux ou réel, d’une passion entre un adulte de 49 ans et une adolescente. Mais ce qui ressort dans les faits, c’est le plan systématiquement mis en œuvre par le vétérinaire pour donner à sa victime le sentiment d’être actrice de leur relation. D’une froideur clinique, le texte de Marieke Lucas Rijneveld n’omet aucun détail, y compris les plus révulsants, de ce lent détournement. Il renvoie également a deux paysages intimes sérieusement perturbés, dont on pourrait imaginer des psychiatres faire leur miel : si la Bible et la religion réformée apparaissent omniprésentes, Freud, avec sa réflexion sur la libido et le tabou, ne cesse de se profiler en non moins permanente référence.

On plonge en effet dans deux passés également en vrac. Du côté de l’homme, par ailleurs marié et père irréprochable de deux garçons, une enfance sans père et une mère qui pratiquait sur lui des attouchements incestueux. Du côté de la jeune fille, le départ de la mère, la mort accidentelle du frère, la fuite dans d’incroyables fantasmes où tout vient à se mélanger en une sorte de sulfureux magma : la parole biblique portée par le pasteur local et la chanson anglo-saxonne (notamment Kurt Cobain) dont elle est une fan, sa prétendue responsabilité dans la destruction des tours jumelles de New York, sa proximité avec Hitler, parce que né comme elle un 20 avril, son obsession de s’élancer dans les airs pour voler et son désir secret d’avoir un « pénis d’angelot », il n’est pas insignifiant que dans ses imaginations Freud lui rende fréquemment visite. De ce véritable fatras mental, guère éloigné de la folie, elle tire la conviction qu’elle-même figure une sorte d’élue. Son prédateur en jouera à sa guise. A la ferme, puis dans la fourgonnette qu’il aura aménagée avec un matelas.

C’est assurément un nouveau très grand texte que propose ici Marieke Lucas Rijneveld, d’une continuelle âpreté et d’une vertigineuse profondeur. S’attachant à deux terribles perturbations et allant remuer loin dans des intimités en déshérence. La littérature se présente chez l’auteur/autrice, en passe lui/elle-même de changer de genre, comme une exploration au plus près des déséquilibres de l’humain.

«Mon bel animal », de Marieke Lukas Rijneveld, traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Daniel Cunin, Buchet-Chastel, 416 pages, 23 €, édition numérique 19 €
10/11/2022 -1632 – W14