TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Daniel Arsand


Daniel Arsand

Dans la dizaine de romans qu’il a écrits depuis « La province des ténèbres » (1998), l’on a vu s’afficher de plus en plus nettement le thème d’une douleur intime dont ce récent et mince volume apparaît comme l’illustration la plus saisissante et la plus crue. Un retour, jusqu’alors sans cesse différé, sur trois épisodes de jeunesse telles des marques indélébiles, au fer rouge de la douleur et de la honte, dont l’empreinte ne s’est jamais atténuée chez celui qui en vint à recourir aux mots de la littérature. Façon pour lui d’affronter ces blessures primitives et d’avancer dans un chemin de vie exposé, jusqu’à une période récente, à toutes les embûches.

Ce récit à la première personne, Daniel Arsand a donc attendu l’entrée dans l’âge qu’on dit « avancé » pour enfin le confier à un  éditeur. Celui qui très tôt se vivait « à côté des autres », pas forcément différent, « mais pas concerné par eux », revient donc aujourd’hui sur les trois épisodes qui en même temps lui firent connaître le pire et le confortèrent dans une orientation dont il percevait déjà les signes sans encore les comprendre. Né à Roanne en 1950, dans une France confite en puritanisme, il en eut la révélation pendant ses années de lycée. Il avait alors quatorze ou quinze ans et accédait à la conscience de son homosexualité, en se consumant de désir pour un autre garçon, élève d’une classe supérieure. Au lycée et à la ville. Daniel Arsand était en quatrième, lui en seconde. Daniel Arsand était le fils d’un petit tailleur d’origine arménienne, lui appartenait à l’une des grandes familles de la bourgeoisie locale, héritière d’une  « dynastie de bonnetiers ». Une relation s’était nouée, vécue par le plus jeune sous les couleurs d’une romance adolescente porteuse  de douces promesses de volupté. Le récit restitue son attente, le corps et l’esprit tendus vers l’accomplissement érotique à venir, l’amour charnel magnifié.

Retour sur trois scènes primitives

Jusqu’à ce que Marc, c’était le prénom de l’aimé, le conduise chez lui. L’ambiance alors ne fut plus au romantisme mais à la brutalité. La relation sexuelle tant fantasmée se transmua en rapport de domination. Le contentement sans consentement, autrement dit un viol. Assorti d’injures pour faire bonne mesure. L’écrivain en conserve le souvenir brûlant, mais tu jusqu’à ce jour. Semblable en cela à son père, Hagop Arslandjian, qui du massacre dont il réchappa en 1909 à Adana, en Turquie, préfiguration du génocide de 1915, jamais n’avait parlé. Si le récit relève en premier lieu de l’intime, c’est cependant dans le fil d’une plus vaste histoire qu’il vient en effet s’inscrire. Le fils après le père observant une manière de blanc de la parole face à ce qui relevait pour eux, à chaque fois, de l’inconcevable et de l’indicible. Daniel Arsand, avec une infinie délicatesse, suggère cette similitude entre eux.

A la même époque, il y eut cet homme plus âgé qui soudain avait lâché l’adolescent, le faisant définitivement se méfier de toute relation durable. Et surtout le passage à tabac puis l’atroce avanie subie dans les toilettes malodorantes du lycée, sous la menace d’un groupe de petits mâles qui n’avaient rien à envier à de plus grands prédateurs. Toute sa vie il porterait les stigmates de ces trois abaissements. Y compris dans les moments d’accomplissement sexuel : « La notion de plaisir s’associait ainsi continuellement à celle d’un danger imminent ». La recherche de solitude, ici revendiquée comme une constante de son existence, apparaît  lointainement enracinée dans ces trois véritables scènes primitives enfin dévoilées. Au terme d’un processus intime dont on peut imaginer le déroulement tourmenté. Ce livre prenant, émouvant, parfois révulsant, s’inscrit parmi les grands témoignages de la douleur homosexuelle.

« Moi qui ai souri le premier », de Daniel Arsand, Actes Sud, 112 pages, 15 € / 10,99 € numérique