TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Luc Vezin


Luc Vezin

Une fiction EN MÊME TEMPS QU’une fantastique plongée dans l’univers singulier d’une figure emblématique de l’art brut

Ce premier roman d’un critique d’art est l’une des très bonnes surprises de la rentrée d’automne. Echappant à la fois à la pédanterie académique et à une technicité absconse, défauts fréquents sous la plume des spécialistes, Luc Vezin a fait le choix du roman pour restituer l’itinéraire d’un peintre autiste et muet et s’approcher au plus près  d’un processus créatif hors norme. Pour cela il convient de lire son titre au pied de la lettre : faute de pouvoir reconstituer à partir de documents  d’archives l’histoire de James Castle (1899 – 1977), personnage atypique et discret voué à la marge, il appartenait à celui qui écrit de lui inventer une destinée. Le résultat est à la hauteur du projet, tant ces deux centaines de pages donnent littéralement à voir l’artiste en action au quotidien. Il en résulte une manière de biographie possible du peintre, pendant la longue période qui précéda sa reconnaissance tardive à partir des années 1950.

Un artiste de sa vie

Cela se passe dans l’Idaho, tranquille état des montagnes Rocheuses. James Castle y passa toute sa vie, parmi ses nombreux frères et sœurs, dans la ferme familiale de Garden Valley, petite bourgade à l’ombre des sommets. Sourd, il ne sut jamais parler, ni lire ni écrire. Du moins pas de la façon qu’on l’entend habituellement. Pour améliorer l’ordinaire son père tenait un magasin ainsi que le bureau de poste du village. L’information, vérifiée par Luc Vezin, n’est pas anodine : ce fut sur les cartons, les emballages divers, les enveloppes, les journaux, les publicités, des bouts de bois, les paquets de Camel et les couvercles de crème glacée, que le jeune garçon prit tôt l’habitude de dessiner. Un matériau qui lui servit également pour la production d’objets à sa façon, notamment des sculptures. Il est également avéré que Castle utilisa comme unique « peinture » un mélange de suie recueillie dans le poêle de la maison, de papier et de sa propre salive, donnant à de nombreuses réalisations un même aspect monochrome. Et quand il pratiquait la couleur, il trouvait ses pigments dans les matières les plus improbables. L’on sait enfin, qu’outre la représentation de son environnement (maisons, granges et autres bâtiments, arbres, êtres humains), il manifestait dans ses œuvres une visible dilection pour les lettres de l’alphabet et les chiffres, ce qui peut interroger sur son analphabétisme selon la conception commune. Le reste, l’immense reste, de ce récit de vie, relève de l’imagination de Luc Vezin. A commencer par le choix des voix narratives : les monologues intérieurs  de James (« J’ai fait balbutier un mutique et écrire un illettré »), comme les paroles de sa sœur  Patricia, elle-même sourde, et de son neveu Bill, étudiant en art. Deux étonnantes coïncidences dont l’auteur fournira la clé à la toute fin du livre, dans un chapitre intitulé « Précisions et remerciements ». On ne peut alors s’empêcher de penser à un autre roman brillamment inventif, le « Jason Murphy » de Paul Fournel, paru en 2013.

Donner une histoire, comme on dresse un monument, à l’artiste naïf

C’est en 2008, lors d’une exposition à Philadelphie, que Luc Vezin découvre James Castle. Quarante-cinq ans auparavant, en 1963, l’artiste anonyme et solitaire accédait à une reconnaissance, à vrai dire toute relative, quand une première rétrospective lui était consacrée à Boise, la capitale de son Idaho natal. D’abord dubitatif et moyennement convaincu face à cet art naïf, Le critique d’art y distingue peu à peu, totalement inattendues, de multiples connexions avec des courants esthétiques majeurs du 20ème siècle. Il pense alors nécessaire de donner une histoire, comme on dresse un monument, à l’artiste naïf, « outsider » disent les Américains pour qualifier les artistes handicapés, dont les centaines de dessins et autres créations envahissaient les moindres recoins du grenier de la maison familiale. La vie et l’œuvre de James Castle surgissant de la fiction de Luc Vezin, au terme d’une formidable mise en abyme.

« La vie sans histoire de James Castle », Arléa, 224 pages, 19 €
02/12/2022 – 1635 – W17