TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Paco Cerdà


Paco Cerdà

Les échecs comme terrain d’affrontement entre les deux grands blocs, mais bien au-delà de l’imagerie traditionnelle lorsqu’un romancier s’y met

Ne nous y trompons pas : ce premier roman paru en Espagne il y a deux ans, traduit aujourd’hui en français chez une ambitieuse maison d’édition lilloise, révèle un écrivain de toute première force. Tant apparaît frappante sa maîtrise du récit, au niveau des grandes masses comme du détail. De l’affrontement qui opposa à Stockholm, durant l’hiver de 1962  lors du tournoi interzonal pour la qualification au championnat du monde d’échecs, les deux grands maîtres Bobby Fischer et Arturo Pomar, le journaliste Paco Cerdà tire en effet la matière d’un saisissant roman, dans lequel il  combine  la relation de la partie d’échecs avec l’évocation d’une multiplicité de destinées dans le contexte de la guerre froide.  

Le monde comme échiquier

Entre l’Américain et l’Espagnol la partie se déroula en 77 coups et s’acheva par la victoire du premier. Dix ans plus tard, celui-ci devenait champion du monde à l’issue d’un duel, aussi épique qu’historique, avec le tenant du titre, le Soviétique Boris Spassky. 77, c’est précisément le nombre de chapitres du livre de Paco Cerdà. Comme autant de moments illustrant ce qui se jouait dans le monde en 1962. Avec en sinistre apogée, du 14 au 28 octobre, la crise des missiles à Cuba, qui conduisit tout près de la guerre nucléaire. Alors que durant l’hiver le natif de Chicago et celui de Majorque avaient donc poussé du bois. Car l’un et l’autre sont vus ici tels deux pions mis en lumière par l’actualité. A l’égal d’autres pions dispersés de par le monde, dont l’auteur établit une manière de catalogue : Francis Gary Power, pilote d’un avion espion américain abattu au-dessus de l’URSS en 1960, échangé en février 1962 contre un agent soviétique de haut rang ; Julian Grimau, dirigeant communiste espagnol, arrêté en novembre 1962 par la police franquiste et fusillé l’année suivante ; le militant des droits civiques James Meredith, premier noir à entrer en octobre 1962 à l’université du Mississipi ; l’adoption par l’ETA, la même année, du concept de « guerre révolutionnaire » ; sans oublier le succès mondial de l’enfant-chanteur Joselito et son image souriante, exploitée par la propagande franquiste… C’est une véritable rétrospective du temps, remarquablement documentée et multipliant les angles d’éclairage que propose Paco Cerdà. La restitution, suivant la chronologie   échiquéene, de cette année de tous les dangers.

Fondamentalement instrumentalisés

L’on y voit d’abord de quelles charges symboliques les deux adversaires s’étaient trouvés porteurs, eux aussi pion auxquels fut accordé un peu de visibilité. Mais fondamentalement instrumentalisés. Le fantasque Américain, fils d’émigrés juifs allemands, accéda au statut de héros national quand en 1972 il mit un terme à une suprématie soviétique de près d’un quart de siècle sur les échecs mondiaux. Le discret Espagnol devint quant à lui, dès l’âge de 12 ans, en 1944, persona grata du franquisme après qu’il eut contraint au match nul Alexandre Alekhine, le Soviétique champion du monde en titre. Dans les deux cas l’on pouvait voir comment les échecs continuaient la politique. La force de la construction romanesque de Paco Cerdà, c’est à n’en pas douter la masse d’événements qu’elle brasse et l’impressionnant effet de simultanéité qu’elle produit. Cette  simultanéité, qui perdure comme l’un des deux grands défis, avec l’ubiquité, auxquels les romanciers se confrontent depuis deux siècles.  

En tête de chaque chapitre, en lieu et place d’un titre, sa numérotation de 1 à 77 suivie de l’indication du mouvement sur l’échiquier. De e4 c5 pour le trait en ouverture à a7 ♚c6 pour le coup final. Manière de signifier l’aspect double de la partie qui se joue. Entre les « pions » réunis à Stockholm,  qui tomberont plus tard dans l’oubli. Entre les forces,  véritables pièces maîtresses, qui pour leur part ne cessent pas de s’affronter à l’échelle mondiale. Le choix narratif de Paco Cerdà se solde ici par une réussite incontestable. Passionnant de bout en bout, « Le Pion » s’affirme incontestablement, dans la traduction enlevée de Marielle Leroy, comme l’un des tout meilleurs romans étrangers de cet automne.

« LE PION », DE PACO CERDÀ, TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR MARIELLE LEROY, EDITIONS LA CONTRE ALLÉE, 360 PAGES, 23,50 €, NUMÉRIQUE 17 €
09/12/2022 – 1636 – W18