TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Céline Debayle


Céline Debayle

Entre une mère et ses deux filles, entre Venise et Paris, entre drame et résilience par la beauté

En août 2020 l’écrivaine faisait paraître « Les grandes poupées », un texte sensible et profond sur le divorce des  parents dans la France des années 1950. C’est avec une semblable délicatesse qu’elle évoque cette fois, continuant son cheminement dans le roman familial, une séparation et deux deuils survenus plus récemment. Il y a là Rose, Blanche et Violette, manière de bouquet de femmes qui en l’espace de quelques semaines s’était défait. A ce  chatoiement coloré avaient succédé désormais pour celle qui raconte, Violette, des alternances de noirceur et de lumière. Des années auparavant Rose, pinceaux en main, avait voulu fixer ses deux petites filles sur la toile « en une harmonie impressionniste » à la façon de Berthe Morisot, « joues de craie et yeux de faon.» Jusqu’à ce jour où, rue du Moulin-Vert, du côté de Montparnasse,  Blanche, 36 ans, la plus jeune des deux sœurs, s’était élancée de sa fenêtre du cinquième étage pour un funeste saut dans la courette en contrebas. Elle, qui raffolait « d’oiseaux et d’églises », achevait sa trajectoire terrestre dans la confusion du fantasme et de la réalité. Une maladie terrible survenu à la fin de ses études, « un mal barbare au nom barbare exprimant l’épouvante », l’avait frappée. Celui-ci, écrit la romancière qui refuse de prononcer son nom, s’orthographiait avec des H qui « décapitent » et un Z qui « électrocute.»

Aux images-chocs répondent ses propres « Vedute« 

Une nouvelle fois, Céline Debayle tourne le dos à une certaine dilection contemporaine pour le brut et le dur. Empruntant plutôt un chemin d’écriture tout en suggestions, contournements et évitements. Aux  images chocs du suicide en exorde du roman -Blanche « terminait dans une flaque de sang, chair déchirée, os saccagés »- répondent en effet ses propres « Vedute » : à Venise, sa ville-refuge de toujours, édifices et canaux rendent certes partout tangible, comme chez Thomas Mann dans « La Mort à Venise », la sensation de perte et de désastre qui ne cesse plus de l’habiter, mais en quelque sorte esthétisée, sublimée par toute cette beauté fragile. L’on se retrouve ici plus proche de Proust que de Virginie Despentes, avec cette omniprésence d’une douleur qui ne peut se dire et trouve dans des visions d’essence picturale une façon de détour.

la Sérénissime comme remède à sa mélancolie

Après Blanche si brutalement disparue, c’est Rose, inconsolable, que le désespoir puis la maladie en trois mois font s’étioler puis s’éteindre. La narratrice, maintenant seule, Pierre, son dernier amour l’avait  quittée à…Venise après d’intenses moments de fusion, ne peut longtemps se défaire d’une térébrante mélancolie, consécutive à ses chagrins. Les déambulations dans Venise lui tiennent alors lieu de remède, comme les visites des palais et des musées, par leur constant spectacle de splendeur dans la décrépitude. Violette y prend ce qu’elle désigne comme « des bains de beau » : « La cité endormie se voilait de tulle, les ponts fumaient et les palais pâles peuplaient les eux vaporeuses. » La langue de Céline Debayle laisse ainsi entendre de subtiles allitérations, en résonance avec ce qui ne cesse pas de l’émouvoir, offrant à ses deuils la douceur d’une possible consolation.  Elle  s’enrichit également d’images rares : « les lueurs de nuit dans les canaux chahutant du noir fer à la craie pure. » Ou même conjugue les deux, dans de superbes séquence relevant de la pure poésie : « Troublants tableaux intangibles où les couleurs coulent, les formes se déforment. » Images choisies de la Sérénissime comme remède à sa mélancolie et palliatif à ses failles. Au point qu’elle décidera finalement de quitter Paris pour venir s’installer « sous l’aile du lion ». Quand la beauté redonne goût à la vie, au terme du saisissant roman de Céline Debayle sur l’amour entre une mère et ses filles.

« SOUS L’AILE DU LION », DE CÉLINE DEBAYLE, EDITIONS ARLÉA, 140 PAGES, 17 €
22/12/2022 – 1638 – W19