TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Jean-Paul Didierlaurent


Jean-Paul Didierlaurent

Dans un ultime recueil de quinze nouvelles , un an après la mort de l’écrivain, les éditions Au Diable Vauvert nous offrent un véritable panorama de son art

Il fut l’incontestable révélation de 2014 avec « Le Liseur du 6h27 », superbe et émouvant premier roman qui se présentait en même temps comme un hymne à la lecture et un chef-d’œuvre d’observation de l’humanité laborieuse qui tous les matins se retrouvait dans la même rame du RER B. Il avait alors 52 ans. En fait, pour les connaisseurs, il s’était cependant déjà illustré, depuis la fin des années 1990, comme l’un des novellistes les plus talentueux de l’époque. Mais le genre court n’est guère prisé par ici, en dépit des grands exemples de Prosper Mérimée, Guy de Maupassant, Gustave Flaubert, George Sand ou Anatole France, et, plus près de nous, Didier Daeninckx, Georges-Olivier Châteaureynaud ou Annie Saumont. Une dommageable exception française, à l’inverse de ce que l’on peut observer dans les pays germaniques et anglo-saxons. C’est aussi ce qui explique l’effet de surprise que provoqua ce premier roman, alors que celui-ci venait tout bonnement s’inscrire dans la continuité d’une œuvre « signifiante et populaire », pour reprendre le propos de son éditrice du « Diable Vauvert » Marion Mazauric. Il avait ensuite fait paraître dans la même maison le recueil de nouvelles « Macadam » (2015) et les trois romans « Le reste de leur vie » (2015), « La Fissure » (2018) et « Malamute » (2021). Cependant que « Le Liseur » était traduit dans 45 pays et qu’une adaptation cinématographique se préparait. Mais le 5 décembre 2021 l’on apprenait la disparition de Jean-Paul Didierlaurent, alors qu’il travaillait sur les textes aujourd’hui réunis.

Dernier textes, en forme de legs, d’un écrivain trop tôt disparu

Il nous est donc donné d’entendre pour une dernière fois cette langue qui, tel un alliage précieux, instille dans les mots du quotidien une dimension qu’il n’est pas abusif de qualifier de poétique. En quinze textes, véritable condensé de son art du bref, Jean-Paul Didierlaurent nous revient. L’on y retrouve, page 171, « Le Liseur », distingué par deux jurys en 2005 et cellule-mère du roman éponyme. Le héros s’appelait alors Gaston Galtier, Gégé, il deviendrait ensuite Guylain Vignolles, en contrepèterie douce-amère. Il attendait son train matinal dans la gare de Pantin, banlieue  ouvrière de l’est parisien, quand son alter ego romanesque se retrouvait sur la branche sud du RER. En allusion à la gentrification en cours ? Mais autour de lui, l’écoutant leur faire la lecture de pages disparates ayant réchappé du pilon d’un éditeur, de semblables « invisibles ». La littérature apparaît toujours partie prenante de la vie. La nouvelle s’en tenait à cette situation initiale. Le roman y ajoutait une clé USB trouvée par hasard : le récit au quotidien de Julie, dame pipi dans un centre commercial. Une manière d’extension du récit vers davantage encore de réalité en même temps que d’échappées poétiques. L’on peut ainsi voir combien, en l’espace de neuf années, s’était étoffé et enrichi l’art de Jean-Paul Didierlaurent. De « Bec et ongles », l’on retiendra également le bouleversant « Pénélope » (2021), l’un des tout derniers textes de l’écrivain. Une petite dizaine de pages, avec pour quasi unique personnage, une veille dame qui, semblable à son homonyme de « L’Odyssée », tricote en boucle, non pas pour Ulysse mais pour son mari Laurent. Pour d’une certaine manière, ainsi que le héros antique, le faire revenir. Non pas d’une navigation épique loin d’Ithaque, mais du naufrage du navire de pêche sur lequel celui-ci travaillait, à vingt milles de la France : « Pénélope n’écoute que le cliquetis des aiguilles qui s’entrechoquent. Comme à chaque fois depuis huit ans, lorsque le pullover sera terminé, elle le détricotera et puis recommencera. Faire et défaire, entretenir l’espoir au gré des pelotes déroulées. » Ailleurs il sera question d’un covoitureur secrètement amoureux, d’une boîte aux lettres survivant au temps, d’un  enfant albinos, d’un singulier fossoyeur. Et, last but not least, dans la nouvelle d’ouverture « Marée noire », véritable mise en bouche, d’un homme littéralement submergé par la masse couleur d’encre qui envahit son appartement. A y regarder de plus près, de minuscules formes composent la pâte déferlante, des caractères d’imprimerie échappés de tous les livres qu’il n’a pas lus, « tombés en cascade sur le sol, éclaboussant de voyelles et de consonnes le bas de [son] pantalon. » Magnifique parabole de la nécessité pressante de la lecture et de  l’écriture. Dans ces pages qui constituent, à n’en pas douter, le legs précieux de Jean-Paul Didierlaurent.

« BEC ET ONGLES », DE JEAN-PAUL DIDIERLAURENT, AU DIABLE VAUVERT, 208 PAGES, 20 €
29/12/2022 – 1639 – W20