TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Claire Baglin


CLAIRE BAGLIN

Si ce livre n’a pas l’épaisseur d’un Big Mac, il fait montre d’une saveur et d’une richesse autrement stimulantes. Une nouvelle fois Minuit assume à la perfection sa tradition de découverte. Nous proposant un texte à la fois sobre et exigeant, qui plonge dans ce qui peut apparaître comme le plus emblématique du réel contemporain, le McDonald’s, lieu de plaisir, sinon de rêve, et d’aliénation. En salle comme en cuisine. Petite fille puis adolescente, Claire, la narratrice, vivait les repas au McDo tels des moments de plaisir et de convivialité familiale, avec ses parents et son jeune frère Nico. De ces moments, notamment la dernière halte sur l’autoroute au retour des vacances, elle garde aujourd’hui encore le souvenir très présent et précis. D’abord visuel, avec le logo coloré aimantant le regard sur le parking où Jérôme, le père, garait le berlingo, puis olfactif : « l’odeur de friture nous parvient à travers la porte, l’odeur de la fête, de la capitulation parentale ». Tandis que Sylvie, la mère, entrée bonne dernière au milieu de la cohue, baillait et consultait sa montre.

La famille, le fast-food, recette d’un remarquable premier roman

Dans son roman Claire Baglin restitue avec une stupéfiante maestria ces moments vécus par tout un chacun, pour les élever à la hauteur d’une véritable épopée. La salle du McDo se transmute ainsi sous son regard en champ darwinien de lutte pour « un burger bien emballé, des frites, une boisson, des sauces, un jouet, le rêve », alors que s’affiche au mur la multitude des propositions, en manière d’utopie gastronomique bas de gamme. Un sujet de réflexion pour un Roland Barthes d’aujourd’hui, lancé dans l’écriture de nouvelles « Mythologies ». A ce premier récit, l’auteure en entremêle en alternance un second, plus récent dans le temps, mais tout aussi saisissant.

Claire est en effet maintenant étudiante, elle a vingt ans et postule à un emploi chez McDo. L’occasion pour elle d’ajouter à son bagage intellectuel une notion nouvelle, le voile de Maya, cette illusion qui, dans la philosophie hindouiste, vise au maintien d’un Ordre cosmique. Au Mc Do, la façade hédoniste, la profusion des suggestions, l’apparente liberté de choix. Et la réalité infiniment plus triviale. Côté salle, la pauvreté et la rigidité du décor, l’uniformité des saveurs, les exigences des clients, la fausse hygiène du coup de chiffon sur les tables, Côté cuisine et drive le travail à l’abattage, la répétition des gestes, la dictature du chronomètre pour chaque opération, le sol glissant, les brûlures. Sans compter la terrasse, l’entretien des toilettes et du local poubelle. Avec sans cesse la pression des managers, l’arbitraire dans l’attribution des postes de travail, la surveillance permanente.

Un texte inscrit dans le littéraire le plus ambitieux

Le père, ouvrier, se bat au quotidien contre le consumérisme et la gabegie. La mère s’occupe de jeunes en difficulté dans une commune de Normandie. Peu à peu c’est le portrait d’une famille de la classe moyenne au début du XXIème siècle (il est quelque part question de Sarkozy), clairement engagée dans son temps, que l’on voit se composer. D’une richesse et d’une précision simplement stupéfiantes. L’écriture de Claire Baglin situe son roman bien au-delà du seul signifié sociologique et économique. La suggestion et le symbole, en même temps que la multiplication des détails de tous ordres, ne cessent en effet d’inscrire son texte dans l’ordre du littéraire le plus ambitieux. Dans cette lecture viennent confluer le plaisir d’un récit remarquablement conduit et l’intelligence du monde qui s’en dégage.

« En salle », de Claire Baglin, Les Editions de Minuit, 176 pages, 16 €.
01/09/2022 – 1625 – W7