TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Christine Jordis


Christine Jordis

Dans un livre superbe de sensibilité et d’érudition, quelques leçons pour aujourd’hui venues du lointain Japon médiéval

Sa presque vingtaine d’ouvrages -essais, récits, fictions, beaux livres-  publiée depuis « De petits enfers variés » (Le Seuil, 1989) constitue un ensemble de référence pour qui la littérature se présente indissociablement comme découverte, empathie et recul critique. Sans céder jamais à la pression des modes ni à la dictature de l’actualité, l’auteure n’a en effet cessé de s’avancer sur une voie d’exigence. Explorant dans plusieurs livres, bien avant la vague féministe, les territoires littéraires tourmentés de romancières contemporaines d’Outre Manche, s’intéressant, quand ce n’était pas encore la tendance, à Jean Rhys, partagée entre les cultures caribéennes et européennes, plus tard étudiant ce précurseur de la modernité que fut, à cheval sur les 18ème et 19ème siècles, William Blake…  Et, depuis 2001, élargissant sa focale à des mouvements spirituels et des personnalités en quête à la fois de sagesse et d’absolu, le bouddhisme, Gandhi,  Charles de Foucauld et T.E. Lawrence, le coréen Kim Jehong-hui, et donc aujourd’hui le Japonais Ikkyu, « moine zen et poète rebelle.» Sans oublier ses livres ancrés dans le territoire de l’intime, la petite fille au milieu du « champ de bataille » familial, père, grand-mère et mère, la femme avançant dans l’âge qui réagit aux injonctions juvénistes du temps comme à la tyrannie d’un nouvel ordre moral. L’œuvre de Christine Jordis, en même temps actuelle et inactuelle, au sens nietzschéen du terme, se présente ainsi comme une permanente invite à la distanciation et à la réflexion critique.

Des images du temps ancien, mélange de savoir et d’invention romanesque

L’écrivaine se transporte cette fois au XVème siècle, dans le Japon médiéval du shogun Yoshimasa, cet empire qui alliait « l’épouvante à un summum de beauté. » Fascinée par l’Asie, ses paysages, ses artistes, ses écrivains, ses intellectuels et ses spiritualités diverses, elle se devait de visiter un jour le « plus célèbre des jardins zen du monde » conçu à cette époque : celui du « temple du repos du dragon », le Ryoan-ji à Kyoto. Dans cette étendue minérale appelant à la contemplation, des images du temps ancien, mélange de savoir et d’invention romanesque, s’étaient imposées à elle. Son récit s’attache ainsi à l’itinéraire de deux intouchables devenus jardiniers, Kitaro et Hikojiro, personnages bien réels de l’époque qui donnent corps à sa fiction et ouvrent l’accès à la figure centrale du roman, le moine bouddhiste Ikkyu Sojun. D’entrée de jeu Christine Jordis insère le portrait de celui-ci dans la trame d’un saisissant tableau panoramique, celui d’une société barbare en même temps capable de raffinements suprêmes. Né en 1394, arraché à sa mère car possiblement fils naturel de l’empereur Go-Komatsu, il était entré à l’âge de six ans dans un monastère. Mais son parcours, à la suite d’une  « révélation » en entendant le chant d’un corbeau, allait rapidement sortir de l’ordinaire, déroutant quelque peu ses contemporains. Après le monastère, il vagabonderait des années durant. A côté de sa quête spirituelle, elle-même pas vraiment conventionnelle, il développerait un immense talent de poète et de calligraphe dont la romancière propose de  significatifs aperçus. Donnant à lire entre certains chapitres  quelques poèmes parmi le millier qu’il avait composé.

« COMBIEN DE PASSIONS S’AGRIPPENT À LA MANCHE DE CE VAGABOND
DES MILLIERS DE FLEURS EN BOUTON  TOMBENT ET RACONTENT LA, PASSION DU CIEL ET DE LA TERRE
UNE BRISE PARFUMÉE SUR MON OREILLE ; SUIS-JE ÉVEILLÉ OU ENDORMI ?
ICI ET MAINTENANT SE FONDENT EN UN MÊME RÊVE DE PRINTEMPS »

            Une constante beauté éclaire ce roman virtuose consacré à un être d’exception. Sans autre règle de vie que la recherche du beau et de l’élévation, mais aussi, en contradiction avec l’enseignement bouddhique, du plaisir, notamment dans les bordels qu’il fréquentait assidument. Vers la fin de sa vie, Ikkyu, toujours aussi peu soucieux de la convention,  avait partagé un amour passionné avec une chanteuse aveugle, inspiratrice d’ardents poèmes érotiques. Celle-ci  l’avait accompagné jusqu’à sa mort, à 88 ans. Le Japon se trouvait alors aux prises avec les guerres, la famine et la corruption. Le récit de Christine Jordis restitue et brasse avec une rare aisance cette imposante matière, sans doute plus complexe encore pour un regard extérieur. Kitaro et Hikojiro, Ikkyu : dans le sillage des deux intouchables et du moine rebelle, leur atypique modèle, c’est aussi la dynamique d’un changement qu’elle laisse pressentir. Inscrivant ce superbe portrait d’un être en continuel mouvement dans le droit fil d’une histoire elle-même terriblement tourmentée.

« LE NUAGE FOU », DE CHRISTINE JORDIS, EDITONS DE L’OBSERVATOIRE, 384 PAGES, 22 €
12/01/2023 – 1641 – W22