TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Jean-Michel Béquié


Jean-Michel Béquié

A trente ans de distance l’écrivain reprend et amplifie le thème d’un court roman qui avait impressionné par sa force et sa beauté

Rappelons-nous : au début de 1993 paraissait aux Editions de Minuit un livre de peu d’épaisseur, mais de grande portée, sobrement intitulé « Charles »*, le prénom du petit garçon de cinq ans mort en 1935 d’une tumeur au cerveau, dont son père trente-cinq années plus tard s’essayait à vainement conserver les derniers souvenirs. Son auteur, alors lui-même âgé de trente-cinq ans, était instituteur en maternelle près de l’Isle-sur-la Sorgue, dans le Vaucluse. Sept ans plus tôt, il avait signé, chez Liana Levi, « Lumière cendrée », un polar « à l’américaine » passé complètement inaperçu. Le genre était à la mode et l’offre un peu trop grande. Enfin il y avait eu en 1998  « Les Fugues de Joseph Conti » (Jean-Claude Lattès), dernière publication avant un silence d’un quart de siècle  qui laissait penser que Jean-Michel Béquié avait achevé son parcours littéraire. Jusqu’à ce que, en ce début de 2023, une active petite maison d’édition implantée à la Villedieu, dans la Creuse, provoque la surprise en publiant ces « Trous de mémoire », façon de résurgence d’une écriture. Source lointaine qu’on avait crue perdue.

Un fils s’attachant à faire revenir le passé familial

Ainsi que l’annonce le titre il est une nouvelle fois question de mémoire. Non plus celle d’un père tentant désespérément de ne pas laisser s’évanouir le souvenir du fils disparu, mais celle d’un fils s’attachant à faire revenir le passé familial. Les circonstances changent, mais la thématique demeure.  Sauf que la focale s’est maintenant élargie, dans le temps et l’espace. Et que, face à celui qui s’obstine à faire resurgir des bouts épars du passé, se tient un autre personnage, sa sœur, prioritairement tourné vers le futur. Antoine et Nathalie, tous deux la cinquantaine, jusque là pas vraiment proches, se retrouvent pour une rencontre de quelques jours. Le temps nécessaire à vider le vieil appartement familial à Cavaillon. Leur père Alfred, qui n’avait plus toute sa tête depuis la récente mort de son épouse Marianne, a dû en effet être placé dans un Ehpad du secteur. Entre les murs familiers, devant les objets amassés au long de deux vies, un passé peu à peu remonte. Antoine revoit leurs quatre grands-parents qui avaient quitté l’Algérie avant les convulsions de l’indépendance, leur mère et leur père, instituteurs dans la ville à l’entrée du Luberon, son adolescence et celle de Nathalie, le lycée, « les épisodes s’enchaînent, qui avaient disparu au plus profond de sa mémoire. » Puis le mariage et ses deux enfants, le divorce et  son installation en Corse, sa terne existence depuis lors, l’immersion croissante dans le passé, a contrario du grand amour tardif de Nathalie, également divorcée, et de ses projets… Tout ce qui aujourd’hui fait récit et, contre toute attente, réunit quelques jours durant le frère et la sœur. Si différents et malgré tout semblables. Tous deux si délicats, chacun à sa façon, devant le père en perdition, mais capable encore de les surprendre par un trait d’esprit ou un éclair de lucidité. Bouleversante représentation, après l’injustice d’une mort enfantine, d’un être aux prises avec l’irréfragable dégradation.

Une écriture resurgit, qui n’a probablement jamais cessé de cheminer

Mais aussi, perceptible en permanent filigrane, l’une des lignes de fracture du siècle. Qui passe entre les générations d’avant, des parents et de la lignée des aïeux, et celle d’Antoine et Nathalie nés dans les années 1970. Jean-Michel Béquié, avec une finesse extrême, montre comment un antique système familial commence alors de se défaire. Avec une jeunesse rétive au carcan de la tradition et l’affichant. Ouvrant ainsi la voie à l’actuelle « culture jeune », en même temps émancipatrice et source d’irréparables ravages. Pour l’heure, dans la chambre du père à l’Ehpad, ce sont trois trajectoires qui par moments encore se tangentent, véritables parenthèses de grâce dans ce récit où l’on voit le père de plus en plus s’éloigner, la sœur et le frère engagés dans des logiques divergentes. L’impatience d’un nouveau départ pour l’une. L’impossible récupération des images d’un passé qui ne passe pas pour l’autre, en écho à Patrick Modiano cité en épigraphe : «Je ne me méfiais pas. Quand je pensais à l’avenir, je me disais que rien ne serait perdu de tout ce que j’avais vécu. Rien. J’étais trop jeune pour savoir qu’à partir d’un certain moment vous butez sur des trous de la mémoire. » A trente ans de distance, une écriture resurgit, qui n’a probablement jamais cessé de cheminer, mais apparaît aujourd’hui chargée de tout ce que la vie charrie de scories hétéroclites.

« Trous de mémoire », de Jean-Michel Béquié, Editions La Déviation, 322 pages, 21 €
26/01/2023 – 1643 – W24

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* Notes

Article sur « Charles » du 17/03/1993

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Plaquette d’ « Ecrivains en Seine Saint-Denis » consacrée à Jean-Michel Béquié, sous la direction d’Aliette Armel, texte de Jean-Claude Lebrun (1993)