TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Philippe Lafitte


Philippe Lafitte

Le romancier, qui s’inscrit parmi les figures de proue du nouveau réalisme critique, a choisi cette fois comme lieu d’une captivante fiction un bidonville de Roms installé en lisière d’une autoroute de la région parisienne

Si l’auteur de romans fortement ancrés dans les zones de fractures du réel contemporain,  « Un monde parfait » (2005), « Etranger au paradis » (2006), « Vies d’Andy » (2010), « Belleville Shanghai Express » (2015) ou encore « Celle qui s’enfuyait » (2018), a trouvé un terrain à sa mesure dans les procédures d’écriture du roman noir, il y fait cependant toujours évoluer quelque figure portée par un rêve de liberté et d’émancipation. Pour s’en tenir à l’exemple peut-être le plus emblématique, les personnages de Vincent Chêne et Line Li dans « Belleville Shanghai Express » : un garçon d’origine franco-vietnamienne et une fille d’origine chinoise aux allures de Roméo et Juliette du XXIe siècle, tels les visages d’un romantisme revisité au cœur d’un monde de violence et de cynisme. Huit ans plus tard on rencontre leurs semblables dans « Périphéries. » Ils s’appellent Virgile, Yasmine, Léna et vivent pareillement dans des situations d’exclusion.

Ils aspirent, chacun à sa façon, à s’arracher aux vieux déterminismes qui gouvernent leurs destinées

A peine vingt ans et déjà « fumant de vapeur, d’énergie et de rage »,Virgile est un sans-papiers arrivé de Roumanie depuis dix-huit mois. Avec une quarantaine de compatriotes appartenant comme lui au clan rom des Monescu, il vivote de combines diverses sur un terrain vague en contrebas d’un pont autoroutier à Gennevilliers. Il a laissé dans son pays son amie Léna. Gravement diabétique, celle-ci vit chez ses parents dans un quartier vétuste, « reliquat des constructions soviétiques de la fin du régime de Ceausescu », sur les hauteurs déshéritées de Buzescu. Avec son alignement de « palais » kitsch de chaque côté de son unique rue, la bourgade est surnommée « le Disneyland des Roms. » Depuis son arrivée en France l’athlétique Virgile fréquente une salle de musculation, le hangar délabré d’une ancienne boucherie industrielle. Un jour il y a croisé le regard de Yasmine, qui tient la caisse, elle aussi en situation d’exclusion. Car contrainte par son frère Nuri, caïd et dealer local, à quitter l’université et porter le voile. Elle partage désormais sa vie entre la salle et le logement familial dans une cité HLM où elle habite depuis sa naissance. L’enfermement pour elle se présente sous de multiples aspects. Dans « Périphéries » tous les ingrédients d’un récit misérabiliste semblent ainsi réunis. Sauf que Virgile, Léna et Yasmine aspirent, chacun à sa façon, à s’arracher aux vieux déterminismes qui gouvernent leurs destinées.

Le roman noir façon Philippe Lafitte s’inscrit contre la noirceur d’un monde ou d’une vision

Le jeune homme ne projette en effet rien de moins que de vite s’enrichir, bientôt repartir en Roumanie avec ceux de son clan et devenir à son tour l’un de ces rois roms qui s’affichent à Buzescu. Le plus simple pour lui consiste à aller vendre de la drogue dans les quartiers chics de l’ouest parisien. Avec l’argent accumulé, il pourra acheter l’autocar fatigué avec lequel il compte reconduire tout son monde au pays. Au même moment là-bas Léna, qui ne rêve que de sortir de son quartier miséreux, voit une opportunité se dessiner en la personne de l’interne qui l’a reçue à l’hôpital général de Bucarest, après une nouvelle crise provoquée par le diabète. Tandis que Yasmine, de plus en plus injuriée et brutalisée par son frère, a de son côté pris la décision de s’enfuir et franchir le périphérique pour reprendre ses études et entamer une autre existence. Donnant ainsi corps tous trois au slogan célèbre de Louise Michel « notre place dans l’humanité ne doit pas être mendiée, mais prise. » Quantité d’obstacles se dressent évidemment en travers de leurs cheminement vers la liberté, dont Philippe Lafitte en véritable reporter du temps propose une manière de catalogue. A commencer par le poids de la tradition. On ne sort pas si aisément de l’itinéraire tracé par les familles et la société. Pas davantage de ses propres barrières mentales. A Gennevilliers comme à Buzescu le désir d’émancipation doit emprunter des chemins compliqués, parfois inattendus, voire même douteux, mais presque toujours solitaires. Le constat court tout au long de ce roman, dont la noirceur d’ensemble fait ressortir les fulgurances lumineuses. Telle la bouleversante cérémonie nocturne d’adieu à une vieille Rom abandonnée par ses dernières forces, dans son abri de fortune sur le terrain vague inhospitalier. Un véritable tableau en clair-obscur qui, d’une certaine manière, tend à prouver que de la beauté peut surgir encore là même où on ne l’attend plus. Le roman noir façon Philippe Lafitte s’inscrit contre la noirceur d’un monde ou d’une vision.

Nouvelle réussite d’écriture, « Périphéries » confirme la vitalité de l’actuel courant réaliste, attentif à dire le monde à travers ses lieux d’injustices et de douleurs. Appartements HLM, zones industrielles, bordures en friche des villes étranglées par des nœuds routiers, salles où se rencontre une humanité en souffrance dans une atmosphère « saturée de pluies acides, de vapeurs métalliques et d’odeurs d’essence. » Des humains y vivent, y souffrent, y espèrent, parfois même y entrent à leur façon en résistance. Tout ce que donne à voir le roman âpre et beau, au style admirablement nerveux, de Philippe Lafitte.

« Périphéries », de Philippe Lafitte, Mercure de France Collection, 176 pages, 18 €
02/02/2023 – 1644 – W25