TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Fanny Saintenoy


Fanny Saintenoy

L’auteure revisite le roman épistolaire, dans le huis clos d’un établissement conventuel devenu lieu de détention et de rééducation. En un temps obscurantiste, futur peut-être pas si lointain, où la liberté de penser et l’athéisme sont devenus des délits. Une fable prenante qui tient lieu d’avertissement

Cela commence un 14 septembre et se termine le 13 avril suivant : sept mois d’une manière d’apparent vain combat pour rester dans la communauté humaine. Auxquels la citation en épigraphe de Margaret Atwood, tirée de « La Servante écarlate », donne tout leur sens : « …mais si c’est une histoire, même dans ma tête il faut que je la raconte à quelqu’un. On ne se raconte pas une histoire seulement à soi-même. Il y a toujours un autre. Même quand il n’y a personne. » Une femme de cinquante ans, prénommée Petra, qui dans le monde d’avant était traductrice et professeure, écrivait de la poésie, avait un époux et deux enfants, a été incarcérée et mise à l’isolement dans une cellule d’un couvent. Car au dehors le monde s’est radicalisé, cédant à ses pires pulsions. Petra a pour unique contact Constance, la novice chargée par la supérieure, mère…Marine, de lui apporter ses repas. Et comme seule respiration la promenade quotidienne. Un jour elle a pu apercevoir derrière une fenêtre d’un autre bâtiment le visage d’un homme, lui aussi reclus. L’idée lui est alors venue de s’adresser par la plume à cet inconnu. Façon de rester soi-même et résister pour ne pas perdre pied. Pour cela, à force de patience, elle a circonvenu la novice  encore un peu tendre dans sa fonction de geôlière : à chacun de ses passages, elle lui murmurait les paroles d’une chanson, éveillant peu à peu quelque chose de nouveau en elle, de l’ordre de la sensibilité et de la sympathie. Mais aussi de la découverte : les mots de ces textes (Ferré, Brel, Barbara, Higelin) lui parlent en effet « d’une autre planète et d’un autre temps. » Depuis lors celle-ci l’approvisionne en papier et bientôt porte ses plis à l’autre détenu. Dix-sept lettres, dans lesquelles elle raconte son histoire.

Entre celles-ci, Fanny Saintenoy intercale de courts chapitres, rarement plus de deux pages, qui laissent entendre la voix de la novice. Fragments d’un monologue en forme d’interpellation, dans lequel  elle s’adresse à Dieu en même temps qu’elle se raconte. Une succession d’adresses bouleversantes d’une ancienne pécheresse tenaillée par le remords (« j’ai beaucoup péché, et de la pire façon »), qui se trouve maintenant engagée dans un douloureux combat intérieur, entre obéissance aveugle et tentation de venir en aide à la prisonnière qui de plus en plus l’émeut. La tonalité  pressante de ses prières en porte témoignage. Le roman se construit ainsi dans l’alternance des deux paroles de femmes, en une manière de champ-contre-champ supérieurement maîtrisé. Car un lien inattendu entre elles s’est tissé, d’autant plus fort que la novice avait pu prendre  connaissance de la teneur des lettres de Petra à l’inconnu derrière sa fenêtre. Une vie riche et intense, pleine et libre, s’y donnait à lire. Pour celle qui traçait ses mots sur le papier, non seulement un exercice mémoriel mais l’érection d’un rempart pour préserver « la liberté qui [restait] ancrée en elle », sa dignité et son humanité. Pour celle qui lisait, la révélation d’une autre voie possible, qui vous gardait du péché comme de la soumission. Chacune dans le secret de sa cellule, la prisonnière et sa gardienne, empruntait un semblable chemin libérateur qui peu à peu la rapprochait de l’autre.

La novice Constance, après une longue hésitation, avait donc fini par jouer le rôle de messagère. Elle avait également pris connaissance de l’identité du destinataire, un certain Omeg Sfaterzy, nom de fiction né du clavier de la romancière, qui cumulait tous les désavantages pour ce temps de fer, « médecin, juif, homosexuel et croyant pratiquant.» Plus qu’il n’en fallait pour finir derrière les barreaux. Avec lui le contexte se précise, la fable – ou devrait-on dire la parabole ?- s’insère dans un ancrage historique fort qui lui donne sa pleine dimension. Captivant roman d’une résistance  possible tant que les mots peuvent circuler, permettant l’existence d’un NOUS à côté du JE, « Les Clés du couloir » suscite un constant plaisir de lecture en même temps qu’il ne cesse d’inviter à la réflexion.

« Les clés du couloir », de Fanny Saintenoy, Editions Arléa, 176 pages, 19 €
16/02/2023 – 1646 – W27