TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Gilles Moraton


Gilles Moraton

Dans un saisissant retour sur juin 1940, l’écrivain suit l’itinéraire d’un combattant en déshérence, seul survivant de son unité. Cette retraite lui en rappelle une autre, quelque temps plus tôt, à l’issue de ce qui était apparu comme une répétition générale de la Seconde guerre mondiale

Cela commence en proximité avec « La Route des Flandres », de Claude Simon, l’un des grands romans de  « l’écriture du désastre » (voir Claude Prévost, « La Pensée », 1991) avec « Un balcon en forêt » de Julien Gracq et « Les Communistes » d’Aragon. En juin 1940, sur le front de  l’Aisne du côté de Noyon, Paco vient de voir mourir Miguel et Jules, les deux camarades de régiment en compagnie desquels il avait réchappé à l’offensive allemande du 10 mai : l’invasion des Pays-Bas, du Luxembourg, de la Belgique et l’entrée sur le territoire français. Dans ce qu’on appellerait la « Bataille de France », les lignes de défense se sont effondrées sous la poussée nazie. Désormais en arrière des troupes ennemies qui continuent leur progression, Paco se débarrasse de son fusil et quitte l’uniforme endossé un an plus tôt, lorsqu’il s’était porté engagé volontaire. Puis il prend la direction du Sud, la région de Narbonne, où il travaillait depuis quatre ans comme ouvrier agricole. Sa fiancée Margot l’y attend. Plus de huit cents kilomètres d’une longue marche en perspective. Il n’a sur lui pour toute ressource que les dix-huit cigarettes de son dernier paquet, dont le décompte va rythmer son équipée. Pendant ce périple en permanence semé d’embûches le présent cataclysmique et un passé non moins douloureux ne vont cesser de s’entremêler. En un récit prenant et délicat,  dans l’ombre tutélaire du triptyque de « l’écriture du désastre. »

A travers tout cela, c’est la violence politique et sociale d’une époque de tension extrême qui se donne ici à voir

Pour Paco, c’est une débâcle qui se répète, à un peu plus d’un an d’écart. En avril 1939, des dizaines de milliers de  combattants républicains espagnols et internationalistes fuyaient en effet devant l’avancée des troupes franquistes et gagnaient la France. Paco, ouvrier agricole communiste espagnol, y était déjà installé, non loin de la frontière. Il  avait été naturalisé. En compagnie d’autres émigrés, il avait apporté son aide aux vaincus de la guerre d’Espagne : il ne s’était évidemment pas dépouillé de son propre passé de l’autre côté des Pyrénées. Celui-ci ne cesse d’ailleurs d’alimenter ses pensées, alors qu’il doit affronter les dangers d’un parcours à très haut risque, sous la constante menace des troupes d’invasion qui progressent vers le Sud. Gilles Moraton, qui vit lui-même près de Béziers, restitue magistralement les péripéties de son équipée, accompagnées d’une taraudante remontée de souvenirs. Ceux de la retraite et de l’exode, inséparables des conflits mortifères au sein du camp républicain, causés par le dogmatisme criminel de Staline face aux provocations maximalistes des anarchistes du POUM. Comme ceux de vrais moments de partage et de fraternité, dans une lutte qu’il avait engagée, avec d’autres ouvriers agricoles, contre le baron propriétaire de l’exploitation viticole dans laquelle il travaillait. A travers tout cela, c’est la violence politique et sociale d’une époque de tension extrême qui se donne ici à voir. Rétrospectivement douloureuse et bouleversante. Explorée avec une enviable sensibilité par le romancier, qui ne laisse cependant jamais le noir envahir complètement son tableau.

Gilles Moraton évoque superbement ce temps chahuté, dans son récit aux facettes savamment imbriquée

Tandis que l’envahisseur s’enfonce toujours plus profond à l’intérieur du pays et que Pétain s’apprête à signer l’armistice du 22 juin, Paco avance sur des chemins de traverse, observe au loin les blindés, entend le grondement des bombardements, et aperçoit un jour, quelque part entre Troyes et Auxerre, une ferme isolée salvatrice. Une jeune femme, Jeanne, y habite avec son chien, elle ignore où se trouve son mari. Trois jours durant, dans une proximité à la fois brûlante et chaste, ils vont vivre une étonnante parenthèse au cœur de la guerre. Après les drames de toutes sortes, cette pause quasi élégiaque. Gilles Moraton évoque superbement ce temps chahuté, dans son récit aux facettes savamment imbriquées. L’avant-guerre, l’Espagne, la France, les conflits sociaux, les déchirures et les procès politiques, la mobilisation, l’invasion allemande… Rien n’échappe à son regard, y compris l’exclusion provisoire du PCF, au retour de Paco chez lui, en zone libre : accusé d’avoir déserté et abandonné une arme utile pour la résistance à venir. C’est le tout d’un monde qui se trouve  représenté, dans le flux de ce roman ne dissimulant pas son engagement.

« Pas la défaite », de Gilles Moraton, Editions Maurice Nadeau, 240 pages, 18 €
16/03/2023 – 1650 – W31