En 2021 paraissait en français le volume initial d’un diptyque autrichien édité en 2012 et 2014, dont le second volet nous parvient aujourd’hui, toujours servi par une impeccable traduction d’Olivier Le Lay. Cela s’intitulait « Lilas rouge » et s’attachait au parcours de trois générations d’une lignée de paysans dans un village reculé de la Haute Autriche. A l’origine de celle-ci s’était trouvé Ferdinand Goldberger, riche exploitant forestier et criminel nazi dont la descendance allait devoir expier ce péché originel « jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » Dans ce texte, aussi captivant qu’admirable, Reinhard Kaiser-Mühlecker interrogeait les rémanences d’un passé sinistre sur le temps long de l’histoire
C’est un autre Ferdinand que l’on retrouve dans « Lilas noir » : un jeune homme de notre siècle qui depuis sept ans, durée éminemment biblique aurait dit sa grand-mère confite en religion, a quitté le fief familial de Rosental pour venir s’installer à Vienne. Il porte le même prénom que le patriarche, son arrière-grand-père. Il est aussi le dernier de la lignée des Goldberger. Comme si le temps de la malédiction avec lui allait se refermer. Ce Ferdinand-là se présente le jour comme un brillant collaborateur du ministère de l’Agriculture et de l’Environnement. Mais la nuit comme un fêtard invétéré. L’incipit du roman le montre un petit matin au sortir d’une boîte, observant le spectacle du lever du soleil de juin, derrière le pare-brise de la voiture où il vient de piquer un somme. D’entrée de jeu apparaît son double visage, entre l’action et la contemplation, le dynamisme de la vie et la mélancolie, dans une manière de lointain héritage de la culture duale de la double monarchie austro-hongroise. A ce Ferdinand au bout de la chaîne familiale, il appartient en effet de choisir entre faire fructifier l’héritage des Goldberger et le liquider. C’est ce que donne à voir ce texte, qui constamment oscille entre l’esprit de l’odyssée, se lancer dans « quelque chose de neuf », et une manière de résignation mortifère, dans la grande tradition viennoise.
Reinhard Kaiser-Mühlecker restitue admirablement la manière de ténèbre intérieure dans laquelle évolue le dernier des Goldberger
Si Ferdinand, ainsi que tous les Goldberger, ressent le poids d’un passé qui ne passe toujours pas, il est cependant comme eux capable d’innovation. Ils étaient devenus les plus gros propriétaires fonciers de Rosental, premiers représentants d’une véritable « aristocratie terrienne ». Pour sa part, en homme moderne il mise sur l’agriculture durable et prend en charge un « rapport vert » pour le ministère. La page pourrait donc peut-être se tourner pour lui si Susanne, sa petite amie neurasthénique, ne décidait un jour de se suicider dans le Danube. Pour lui, un regain de culpabilité qui le pousse à quitter l’Autriche et prendre la direction de la Bolivie où son père, comme lui en rupture de ban, était mort assassiné. Le cycle de l’expiation semble ainsi se continuer. Reinhard Kaiser-Mühlecker restitue admirablement la manière de ténèbre intérieure dans laquelle évolue le dernier des Goldberger. Loin de l’Autriche, de son refoulé historique et des inquiétudes liées aux dérèglements du monde, celui-ci s’occupe là-bas dans un hôpital d’enfants en mal de soins et d’affection. Et peu à peu semble accéder à une certaine sérénité. Le temps est alors venu pour lui de regagner son pays, pour la troisième et la quatrième partie du livre.
Sur l’écorce toute noire s’affichera la couleur du passé, celle de la maudissure, soixante-dix ans après