TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Alain Julien Rudefoucauld


C’est un livre à la fois de violence contenue et de tendresse feutrée. Restituant la parole heurtée d’un garçon de 14 ans, Victor dit Bat’, handicapé de naissance. Presque deux centaines de pages qui disent en même temps sa compréhension intuitive du monde et le cheminement singulier de sa logique abîmée. Un tour de force narratif de l’écrivain polygraphe né en 1950 en Algérie, qui publie depuis 1991. Romancier, dramaturge, il est aussi l’auteur de nombreuses études en sciences humaines et compositeur de musique de scène. On pourrait avancer que son époustouflant « Bat’ le veilleur », se situe à la confluence de ses différentes pratiques.

L’histoire tient en peu de mots : depuis quatre ans Bat’ et sa sœur Laurène, dix ans, vivent seuls avec leur mère Camille. Plus précisément Bat’ retrouve les deux pendant les vacances, car le reste du temps il est placé dans un foyer, à cause de ce qui s’apparente à de l’épilepsie. En fait du diabète. La mère tient le bureau de poste de Gourette, la station pyrénéenne de sports d’hiver. Le père y était moniteur de ski, avant de partir avec une jeunette. Depuis il n’avait plus donné signe de vie. Terminées les violentes scènes de ménage : la mère avait alors fait une tentative de suicide, Bat’ l’avait retrouvée inerte sur son lit, des boîtes de médicaments éparpillées autour d’elle. Le jeune handicapé  avait donné l’alerte. Il avait en l’espèce parfaitement analysé la situation, même si le père l’avait à l’époque définitivement classé parmi les débiles : sur les pistes il n’avait pas été « foutu de faire le chasse-neige, tôt ou tard c’est la honte pour un moniteur de ski. » Puis le divorce avait été prononcé. Mais c’est dans un autre sport que Bat’ excelle, la thèque, sorte de base-ball pour les enfants. Dans le maniement de la batte, il n’a en effet pas son pareil. Son surnom vient de là. Sa fureur et sa violence rentrée peuvent se décharger au moment de la frappe. Bat’ passe les vacances de février à Gourette quand le père réapparaît, manifestement aux abois, seul, sans domicile, quasi clochardisé. La mère consent à le loger quelques jours. Pour Bat’ c’est le début d’une terrible perturbation, dont le romancier restitue l’ampleur, en laissant se déverser, au fil d’un saisissant discours indirect libre, le flux de conscience du garçon « égaré », à la fois chaotique et tendu vers un seul objectif.

Alain Julien Rudefoucauld fait entrer le lecteur dans cette conscience tourmentée, dont la langue dit la violence des turbulence

Il ne rêve en effet que de se débarrasser de l’intrus, vu par lui telle une sorte de grosse limace, une « loche », quand après le déjeuner il va s’affaler sur le lit du fils pour faire sa sieste. En arrière-plan se découpe ici le « monstrueux insecte » de « La Métamorphose. » Un bon coup de batte sur sa tête règlerait le problème. Avec l’aide de Laurène il n’y aurait plus qu’à évacuer le cadavre. Dans sa langue tourmentée Bat’ fantasme le meurtre du père, en fait défiler le film imaginaire. A plusieurs reprises, debout devant le corps endormi, il est tout près de passer à l’acte, levant déjà sa batte. Mais à chaque fois un mouvement du père, ou la présence d’un surmoi qu’on n’aurait pas soupçonné chez le fragile garçon, le font recoller au réel, reprendre pied dans le monde dit normal. Alain Julien Rudefoucauld fait entrer le lecteur dans cette conscience tourmentée, dont la langue dit la violence des turbulences : « Et d’abord, il parle comme il veut, Bat’. Mais il est perdu dans le temps, Bat’. Et se rappeler tout n’arrange rien, parce qu’il ne sait pas quoi en faire. » Curieusement il connaît les conjugaisons, même le futur antérieur. Le désordre gouverne son existence. Il se figure l’intérieur de sa tête sous l’espèce d’un meuble à tiroirs, dont le rangement laisserait à désirer. Une image à sa mesure pour traduire sa sensation de confusion. Il lui faudrait les mots de la psychanalyse. Sa mère l’a pressenti.

Entre hyperréalisme et déviance une langue se donne à entendre

C’est peu de dire que ce livre est riche d’une multitude de sens et que dans le personnage de Bat’ s’incarne à son paroxysme une compréhension certes biaisée, mais extraordinairement profonde du monde mal ajusté dans lequel il lui faut évoluer. A commencer par ce père, dont la mère à la toute dernière extrémité du livre prononce enfin le prénom, Yann. Sans pour autant envisager un quelconque rabibochage. Déjà handicapé par une privation d’oxygène à la naissance, son fils avait subi de plein fouet, comme une autre forme d’étouffement, son départ avec une autre femme. De tout cela Alain Julien Rudefoucauld propose le récit émouvant et subtil, mettant dans la bouche de Bat’ une parole tout ensemble crue et suggestive. Entre hyperréalisme et déviance une langue se donne à entendre, qui fait de ce roman un moment singulier de littérature.

« Bat’ le veilleur », d’Alain Julien Rudefoucauld, Serge Safran éditeur, 192 pages, 17,90 €
18/05/2023 – 1659 – W40