TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Anna Dubosc


Ne nous y trompons pas : sous l’allure décontractée, parfois même relâchée, de cette écriture, c’est l’effarement devant la mort qui se dessine. Une façon, d’apparence délibérément détachée, de parler de la douleur à l’exacte échelle de l’ébranlement profond éprouvé par celle qui écrit. En 2016 elle avait fait paraître « Koumiko », sur la disparition à elle-même de sa mère, la poétesse japonaise Koumiko Muraoka, née à Harbin, en Mandchourie, en 1936. Pour mémoire, en 1965 Chris Marker , voyageant au Japon, avait consacré à celle-ci, incarnation du désir de liberté radicale et du refus de la convention, un court film, « Le Mystère Koumiko. » Un demi-siècle plus tard, son esprit rebelle et singulier s’était donc absenté. Sa fille avait assisté à ce déboussolement, qui s’était d’abord manifesté par la perte des gestes du quotidien. Elle était morte peu de temps après, en 2018 à l’hôpital Bichat.

Anna Dubosc avait à l’époque consigné dans un carnet ce qui apparaît aujourd’hui comme les étapes d’un lent naufrage. « Plus vivant que la vie » s’en présente en partie comme la retranscription. A commencer par la restitution systématique de la parole de la mère, depuis une apparente normalité jusqu’aux dérives les plus inattendues, dans les « phrases insensées » qu’elle s’était mise à prononcer. En guise de rempart contre l’oubli (« J’imagine le monde soudain vide d’elle. Non, impossible »). Peut-être aussi pour soi-même se tenir en alerte. Mais l’urgence fut d’abord de garder un œil sur la mère devenue démente sans que celle-ci y discerne une contrainte attentatoire à sa chère liberté. Un exercice compliqué, puisque dans le même temps cette femme, qui avait été si sourcilleuse sur le chapitre de son indépendance, ne supportait désormais plus d’être seule. Anna Dubosc s’attache à tous les détails qui fondent la singularité d’une vie. Ceux-là mêmes qu’auparavant elle jugeait si peu dignes d’intérêt et dont elle s’apprête désormais à devenir la conservatrice. A commencer par le plus impalpable d’un être, l’odeur qui imprègne ses objets et son lieu de vie, et qui quelque temps après l’incinération de Koumiko soudain surgira d’une banale liasse de papiers. Par-delà son âpreté, l’approche lucide du lien complexe mère-fille, toujours sur le fil de la rupture et du rejet, le livre d’Anna Dubosc apparaît ainsi semé d’instants d’une grâce bouleversante.

Plus qu’à une méditation sur la vie et la mort, c’est au constat d’une manière d’absurdité, la juxtaposition de deux faits sans rapport, mais dans lesquels il advient qu’elle tient un rôle, que la narratrice s’attache prioritairement

De la littérature naît de ces fulgurances, comme de la proximité temporelle, d’une tentante portée symbolique, entre deux événements : la fin de Koumiko et, un mois plus tard,  l’IVG de la narratrice enceinte d’un enfant trisomique. Pour celle-ci, plus qu’à une méditation sur la vie et la mort, c’est au constat d’une manière d’absurdité, la juxtaposition de deux faits sans rapport, mais dans lesquels il advient qu’elle tient un rôle, qu’elle s’attache prioritairement. Pour elle, à égalité, deux désastres, mais sans lien de causalité. Serait-ce forcer le sens de « Plus vivant que la vie », que d’y voir un écho contemporain d’un roman fameux paru en 1942, dont l’incipit tenait en une courte phrase, « Aujourd’hui maman est morte » ? La vie, tel un ensemble de données sans autre relation que leur présence dans l’esprit d’un être. On pense à cette autre circonstance biographique, la narratrice employée dans une école comme AESH (« accompagnant d’élève en situation de handicap »), telle une invraisemblable situation de collision avec son avortement.

C’est en fait à l’écriture d’installer une continuité dans le discontinu, de tout relier pour faire sens. L’intégralité du  texte d’Anna Dubosc se construit sur cette évidence. D’une succession de fragments jaillit ainsi le livre. De bout en bout traversé par une émotion intense. La tentative, non pas de faire son deuil, jamais on n’y arrive, mais de retenir la mère et lui redonner corps, gouverne cette écriture sans recherche d’effets. Ainsi peut se lire le titre de ce livre qui s’était ouvert sur une citation, à première vue énigmatique, de Jorge Luis Borgès : « Ce que nous perdons le temps ne le refait pas, l’éternité le garde pour la gloire et aussi pour le feu. » Une invite à la réflexion en même temps qu’à la lecture de ce très remarquable « Plus vivant que la vie. »

« Plus vivant que la vie », d’Anna Dubosc, Quidam éditeur,  Collection Made in Europe, 170 pages, 18 €
08/06/2023 – 1662 – W43