TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Victor Dixen


Parmi les genres qui ont connu un spectaculaire développement depuis le début du siècle, le manga et la fantasy se présentent comme les plus prolifiques. En témoignent, pour le premier, les 106 tomes de la série « One Piece » publiés depuis 1997. Et pour le second l’extraordinaire audience des textes que Victor Dixen fait paraître depuis 2009, dont les trois premiers de la série « Vampyria » avec la fameuse « Cour des ténèbres » (le Versailles du Roi Soleil), ont déjà été traduits en dix langues. Le phénomène mérite qu’on s’y attache, tant par l’originalité de cet univers fictionnel que par ce que celui-ci propose comme lecture de…notre temps

« Le Tombeau des immortels », à l’instar des précédents volumes de la série, se présente comme une uchronie. L’action s’est maintenant déplacée dans une Amérique qui depuis trois siècles est restée sous domination européenne. Le vieux continent continue  en effet de régner sur le Nouveau Monde par l’entremise de ce qui constitue sa moderne aristocratie, les vampires suceurs du sang des populations. Victor Dixen s’inscrit clairement ici dans la grande tradition fantastique  du XIXème, de John Polidon à Bram Stoker. A quoi il ajoute son puissant regard critique. Si son Amérique a accédé aux plus hautes technologies, visiblement très en avance sur ce que nous pouvons aujourd’hui connaître, elle n’en est pas moins politiquement restée dans une configuration ancienne. Treize colonies sous domination anglaise la constituent à l’Est, la Nouvelle Espagne occupe la côte ouest et une immense Louisiane française s’étend au cœur du continent. Quant à New York, celle-ci se présente comme le centre névralgique de l’ensemble, jouant à plein son rôle de ville-monde. De la même façon que « La Cour des ténèbres » en 2020 restituait dans une ambiance fantastique la face sombre, pour ne pas dire diabolique, de la France de Louis XIV, « Le Tombeau des immortels » propose maintenant la représentation poussée à l’extrême du fond vampirique de notre monde. C’est ainsi que chaque année treize jeunes hommes et femmes choisis par chacune des treize colonies doivent se rendre à New York pour être livrés en sacrifice à des aristocrates vampires de l’Europe : vidés de leur sang, ils deviendront en même temps immortels et privés de sensibilité. Donc exclus de l’humanité. La cérémonie confidentielle, qui se tient dans le plus haut gratte-ciel de Manhattan, le « Necropolis Palace », est traditionnellement suivie d’un grand bal des « débutants. » Victor Dixen ne cesse ainsi de puiser dans des références riches de sens, tel ce renvoi à une autre forme, plus présentable, de vampirisme.

 Cet écrivain de culture européenne transpose superbement une certaine tradition du fantastique dans le contexte à la fois rétrograde et futuriste du Nouveau Monde

Cependant, ainsi que dans la vraie vie, une résistance s’organise. Certes très minoritaires, six « desperados sans rien à perdre », sorte d’avant-garde agissante d’un combat de classe dans cette uchronie. Réunis par une sorcière, personnage par définition hétérodoxe, ils se lancent dans une opération à haut risque combinant la sophistication technologique et le feeling. Entre épouvante et dérision, le scénariste Victor Dixen déroule un authentique thriller qui témoigne de sa formidable inventivité. A coup sûr alimentée par les quatre années que lui-même passa dans la ville-monde, avant de s’établir à Denver puis à Washington D.C.  Cet écrivain de culture européenne, né en 1979, transpose superbement une certaine tradition du fantastique dans le contexte à la fois rétrograde et futuriste du Nouveau Monde. Au fil de ses presque six-cents pages, il transporte le lecteur au cœur de la mission suicide des six résistants aux suceurs de sang. On peut gager que les amateurs de fantasy y trouveront leur compte, tant est riche et prolifique l’imagination de l’auteur. Mais on se tromperait si l’on assignait seulement « Le Tombeau des immortels » à ce genre tant prisé de lecteurs plutôt jeunes. La vision ténébreuse de New York relève ainsi d’une tout autre ambition. Au même titre que la série de portraits de vampires en attente de leurs proies. On pourrait oser, s’agissant du travail littéraire de Victor Dixen, le concept de « fantastique critique » qui en désignerait sans aucun doute la caractéristique la plus fondamentale. Bien au-delà de la littérature de genre.

« Le Tombeau des immortels, de Victor Dixen, Editions Robert Laffont, 592 pages, 18,00 €
27/07/2023 – 1666 – W47