TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Jean-Philippe Toussaint


On pourrait actualiser le célébrissime « Bréviaire des échecs » de Xavier Tartakover, cette « Bible » parue la première fois en 1937, en y présentant une nouvelle partie remarquable, à l’ égal de la « Partie du siècle » de 1956 entre Bobby Fischer et Donald Byrne et des finales mondiales de 1985 et 1990 entre Garry Kasparov et Anatoli Karpov. Sauf que cette fois de chaque côté de l’échiquier se tient un même joueur, engagé dans ce que l’on serait tenté de désigner comme une partie en miroir

En lieu et place des habituelles soixante-quatre cases de l’échiquier les soixante-quatre chapitres, non titrés,  simplement numérotés, d’un livre autobiographique. Après avoir laissé entrer des éléments de sa biographie dans ses plus récents romans, Jean-Philippe Toussaint assume désormais pleinement son propre pacte autobiographique. Le confinement de 2020 avait en l’espèce agi comme un déclencheur. A l’occasion de l’une de ses sorties dérogatoires dans son quartier bruxellois d’Ixelles, il était entré dans le hall de son ancienne école rue Américaine et avait soudain réalisé que le hall, avec son carrelage alternant deux couleurs, avait « des allures d’échiquier. » Une image aujourd’hui lui en revient : « J’étais là immobile, devant l’échiquier de ma mémoire – et j’y resterai tout au long de ces pages, c’est le présent de ce livre, c’est son présent infini. » La partie commence donc par cette singulière ouverture, qui en dessine simultanément le fil directeur. Avec d’entrée de jeu une précision capitale. La pièce pour laquelle celui qui commence de jouer éprouve la plus grande dilection est le cavalier à la déconcertante démarche. Se déplaçant d’abord de deux cases sur le plan orthonormé du plateau avant d’obliquer perpendiculairement à gauche ou à droite sur une troisième case. L’arme sans doute la plus redoutable à la disposition du joueur d’échecs. Un prédécesseur fameux de Jean-Philippe Toussaint, dans « La Vie mode d’emploi », s’était inspiré de cette marche du cavalier sur l’échiquier pour restituer l’existence des habitants d’un immeuble parisien. Avec cependant une contrainte proprement oulipienne qui faisait l’originalité de sa logique d’écriture : parcourir l’ensemble de l’échiquier sans jamais repasser par la même case, à la façon du célèbre « problème du cavalier » de la littérature échiquéenne.

Répondre à la nécessité de l’autobiographie

Cette ambition formelle se présente ici de façon plus modeste, même si l’esprit en demeure. L’écrivain ne suivra pas la linéarité supposée du récit autobiographique, mais sera guidé par les sautes de la mémoire, avec ses raccourcis et ses rapprochements, ses piétinements et ses bonds dans le temps. C’est ainsi qu’il note avoir entamé, face au désœuvrement imposé par le confinement, une traduction nouvelle du texte de Stefan Zweig « Le Joueur d’échecs. » Non qu’il remette en cause la pertinence des traductions références de Françoise Wuilmart, Diane Meur, Olivier Mannoni ou Bernard Lortholary, mais parce que pour lui « la littérature et les échecs ont toujours eu partie liée. » C’est ce qui ressort d’éblouissante façon de ce nouveau livre placé sous le signe de « deux fidélités contradictoires », à Zweig et à lui-même. L’on y voit au fil du désordre mémoriel l’enfant, l’adolescent, l’adulte, mais aussi les condisciples, le père et la mère, la compagne et les enfants du couple placés sous le regard critique de celui qui aujourd’hui écrit. Jamais Jean-Philippe Toussaint ne s’était autant exposé. Jamais non plus il n’avait si clairement désigné l’adversaire avec lequel il n’a en fait jamais cessé de s’empoigner, le temps. On se rappelle que dans un précédent livre il pointait les deux défis auxquels tout romancier se trouve confronté, la simultanéité et l’ubiquité, avec précisément le commun dénominateur de leur relation au temps. Le voici donc devenu désormais lui-même le double sujet de cette problématique, en écrivant et en étant écrit. Réexaminant ses premiers souvenirs d’enfance, sans doute les remodelant et du même mouvement se récréant. Circulant de Bruxelles à Paris, d’Ostende à la Corse. Une histoire se redessine à partir de cette double  perspective. Pour lui « une nouvelle vaste friche encore inexplorée, presque blanche. » Comme si le moment était venu de répondre à la nécessité de l’autobiographie qui habite plus ou moins consciemment chaque écrivain. Parfois d’ailleurs tellement retravaillée qu’elle « se met soudain à vibrer comme de la fiction. »

Un chef-d’œuvre de l’authenticité subjective

Il y a donc ici une histoire revisitée, chargée d’une densité et d’une émotion de tous les instants, y compris quand le regard se fait malicieux. Captivante par ce qu’elle dévoile de l’origine de l’écriture chez Jean-Philippe Toussaint, comme par ce qu’elle révèle de son accomplissement, une  permanente confrontation avec des « problèmes infinitésimaux. » Par exemple l’utilisation du tiret pour introduire un dialogue : il aura fallu à l’écrivain ce vingt-et-unième livre pour qu’enfin il franchisse le pas et se décide à en faire usage. A n’en pas douter «  L’Echiquier » vient prendre place parmi ses très grands livres. On ne parlera pas ici de maîtrise, le mot serait déplacé s’agissant d’un auteur de cette envergure, mais de la souveraineté avec laquelle celui-ci met en œuvre ce qu’une romancière du 20ème siècle écrivant en allemand, Christa Wolf, désignait si pertinemment comme « l’authenticité subjective. »

« L’Echiquier », de Jean-Philippe Toussaint, Les Editions de minuit, 256 pages, 20 €
« Echecs, nouvelle traduction de l’allemand de la nouvelle « Le Joueur d’échecs », de Stefan Zweig, Les Editions de Minuit, 128 pages, 14 €
31/08/2023 – 1668 – W49