Il y a clairement du roman familial dans « L’Enfant dans le taxi. » Mais l’on ne saurait réduire à cette seule pratique d’écriture le dixième roman du prix Femina 2019 (« Par les routes », L’Arbalète/Gallimard). D’autres courants viennent en effet y confluer, qui inscrivent ce livre dans un bien plus vaste horizon
A elles seule, les sept pages d’ouverture proposent une saisissante illustration de cette ampleur narrative. Une scène s’y trouve restituée, qui met forcément en alerte. Dans une ferme non loin du lac de Constance, un militaire français et une jeune femme allemande cèdent à l’impatience de leur désir. Impossible de ne pas songer à Maréchal et Elsa dans « La grande illusion » : même situation, même cadre agreste du sud de l’Allemagne, même contexte chargé d’Histoire. Le troupier français de Sylvain Prudhomme n’est certes pas un évadé de la Grande guerre, à l’image du lieutenant incarné par Jean Gabin chez Jean Renoir, mais il est pareillement un homme en territoire hostile, la zone d’occupation française après 1945, nouant une relation amoureuse avec une « ennemie ». La proximité avec le film évoquant un épisode de l’autre guerre s’impose d’emblée comme une évidence. Sauf qu’au terme de cette manière de prologue se donne à lire la phrase si brève mais tellement lourde de sens : « Je ne sais pas si cette scène a eu lieu. » Autrement dit celui qui parle a laissé travailler son imagination. Et l’on sait bien que celle-ci ne fonctionne jamais ex nihilo. Les images d’un classique du cinéma forcément vu peuvent la nourrir. A moins qu’ici, plus prégnante encore, la référence soit double. C’est que dans un précédent roman, « Là, avait dit Bahi » (Gallimard, 2011), Sylvain Prudhomme avait une première fois évoqué « L’Allemande du lac de Constance », dont un vieil homme avait gardé intact le souvenir. Un certain Luciano Malusci, que l’on voit justement ici réapparaître. Qui n’est autre que le grand-père du narrateur. Qui lui-même se présente comme un écrivain. La rencontre du soldat français et de la femme allemande dans un temps de guerre entre leurs deux pays, tel un travail de retour à un texte précédent, lui-même combiné à la remémoration d’images devenues universelles : formidable zoom sur l’horlogerie fine de l’invention littéraire. Le mentir vrai s’exposant ainsi dès l’ouverture du roman.
Le roman familial s’organisait autour d’une scène primitive cachée
Cela avait commencé juste après l’enterrement de ce même Malusci. Simon, le petit-fils écrivain, y avait alors appris l’existence d’un certain M., qui n’était autre que le fruit du lointain moment d’amour, presque sept décennies plus tôt, entre son aïeul et l’Allemande. Le secret avait été scrupuleusement gardé par sa respectable famille : « depuis toujours dans l’ordre des familles le crime c’est de parler, jamais de se taire. » A commencer par Imma, la grand-mère aujourd’hui âgée de quatre-vingt-quinze ans. Le roman familial s’organisait autour d’une scène primitive cachée. Mais la mort a commencé de délier les langues. Pour Simon l’inattendu changement d’éclairage du tableau dans lequel lui-même depuis toujours s’était inscrit. Sylvain Prudhomme en donne magistralement à voir le changement des contours. Au même moment Simon et A., la mère de leurs deux enfants, sont en train de se séparer. Ajoutant encore à la manière de perturbation qui soudain affecte la famille. Quand M. entre dans le champ visuel de Simon, A. commence sinon d’en sortir du moins de s’en éloigner du centre. En un mouvement contradictoire qui donne au roman sa dynamique. D’un côté le récit de sa propre vie, de l’autre celui de la quête de l’oncle inconnu, toujours vivant quelque part au bord du lac de Constance (« Ce livre est comme un livre vers lui »).
L’on voit bien ici l’extraordinaire cohérence de ce texte, avec ses reprises et ses résonances