TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Hervé Paolini


Dans la catégorie « roman noir », voici peut-être la plus convaincante réussite de l’automne. Par son âpreté, sa tranquille brutalité et sa violence contenue. Si l’on ajoute que « La Mort porte conseil » est un premier roman, il y a quelque raison de s’y intéresser

Cela se passe dans les années 1990 à Pont-sur-Risle, commune normande inventée par l’auteur, mais dont l’original est aisément reconnaissable : il s’agit évidemment de Pont-Audemer dans le Val de Risle. Au centre de l’intrigue se tient Félix Bernardini, notable respecté, industriel et gérant d’une entreprise de matériel agricole dont sa belle-famille est propriétaire. Mais les affaires battent de l’aile, un processus de vente à un groupe italien est engagé. Sa  femme était morte d’un cancer. Il s’était remarié avec la séduisante infirmière de celle-ci, qui était déjà sa maîtresse. Par honnêteté intellectuelle, ou cynisme inconscient, il en avait fait l’aveu à la mourante. L’achevant certainement un peu plus. Le roman s’ouvre sur une manière de scène rituelle d’humiliation : au moment de chaque repas  Stéphane, le grand ado fils de cette Fabienne, lui met par derrière avant de passer à table une « taloche sur le crâne. » En fait la partie visible d’un iceberg de mépris et de haine de la part de celui qui n’a jamais accepté ce « père de substitution » et ne cesse de le lui faire savoir. Peut-être parce que Bernardini a trente ans de plus que sa mère. Sans doute aussi parce qu’il les a fait venir habiter dans la grande demeure bourgeoise que Stéphane littéralement vomit. Pour lui, il y a clairement mésalliance avec cet homme d’une autre génération, sinon d’un autre temps, représentant une classe de privilégiés. Pour sa mère, la chose est un peu plus retorse : partager l’existence de ce « vieux » lui apparaît comme le passage obligatoire, en manière de purgatoire, pour accéder à l’aisance et l’indépendance dont elle rêve.

Difficile d’imaginer exorde plus noir, sinon plus glauque. D’entrée de jeu Hervé Paolini joue à fond la carte du sordide et de la perversité sans fard. A commencer par la propre ignominie de Bernardini face à l’épouse vivant ses derniers instants. Impossible de ne pas penser ici aux ambiances poisseuses du cinéma de Claude Chabrol. Dans les tréfonds discrets de la France profonde cela bouillonne fort. Comme dans l’intimité de Félix, dont l’auteur dévoile avec une lenteur calculée les abîmes. Du très grand art. Renforcé encore par la fonction de narrateur que l’écrivain lui attribue : si le personnage se présente en effet d’entrée de jeu comme falot et pleutre, incapable de s’affirmer face à ce beau-fils arrogant et brutal, lui trouvant une série d’excuses,  au demeurant pas toutes infondées, ce qu’il montre par la suite peu à peu de lui-même révèle un fond autrement cauteleux, pour ne pas dire machiavélique. C’est un régal d’observer comment ses capitulations successives, devant le jeune voyou agressif comme devant sa mère qui le trompe effrontément, pour beaucoup commandées par son inextinguible appétit sexuel pour celle-ci, vont au bout du compte apparaître tels les prémices d’un incroyable retournement. A l’évidence Hervé Paolini maîtrise à la perfection les ressorts du roman noir. Comme Félix Bernardini la recette d’une vengeance sophistiquée. Capable d’endurer sans mouffeter la torture du bout incandescent d’une cigarette appliqué sur son front (« l’expression d’une volonté délibérée de me détruire »), parce qu’il prépare mentalement le coup revanchard d’après.

Dans ce formidable roman noir, à l’écriture précise et tendue, jamais relâchée, ne manque pas même l’inévitable privé, qui va mettre son nez dans la peu ragoûtante tambouille. Là encore de façon inattendue, ainsi qu’on pourra le découvrir. Si tout ici paraît se couler dans les canons du genre, c’est pour finalement mieux les subvertir. L’on ne saurait mieux réussir son début en littérature.

« La mort porte conseil » d’Hervé Paolini, Serge Safran Editeur, 208 pages, 18,90 €
02/11/2023 – 1677 – W58