TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Mathieu BELEZI


En 2011 paraissait chez Flammarion un stupéfiant objet littéraire intitulé « Les vieux fous. » Si son auteur n’était pas vraiment un inconnu – dès 1998 et la publication de son premier roman « Le petit roi » (Editions Phébus), un écrivain de première force s’affirmait-, ce qu’il donnait maintenant à lire l’installait sans le moindre doute dans le tout meilleur de la littérature du début du XXIème siècle. C’est ce roman, revu par l’auteur, que propose l’excellent éditeur marseillais Le Tripode sous le titre « Moi, le glorieux »

C’est en fait entre 1988 et 1996 que furent publiés ses  trois vrais premiers livres, sous sa véritable identité de  Gérard-Martial Princeau. Puis, à la façon d’un Fernando Pessoa jouant des masques, il avait opté pour deux hétéronymes. Anne-Marie S. pour un titre unique, « La Crue » (Editions Phébus), en 1999. Et donc Mathieu Belezi. C’est sous ce dernier nom d’auteur qu’a vu le jour, entre 2008 et 2022, une tétralogie romanesque que l’on pourrait désigner comme sa somme algérienne : « C’était notre terre » (2008), « Les vieux fous » (2011), « Un faux pas dans la vie d’Emma Picard » 2015), « Attaquer la terre et le soleil » (2022, prix du Livre Inter 2023). A chaque fois les 132 années de la colonisation de l’Algérie, entre 1830 et 1962, se trouvent évoquées.  Soit de façon polyphonique, soit restituée par la voix d’un unique protagoniste, soit encore par l’entremise d’un narrateur omniscient. La tragédie algérienne, depuis le prétendu « âge d’or » de la conquête jusqu’aux ultimes soubresauts des attentats de l’OAS, a trouvé en l’espèce la grande fresque à sa hauteur. Par l’inspiration, par le souffle, par la puissance de dévoilement.

Un récit allégorique, dont la figure centrale incarne le colonialisme et ses 132 années de présence

Dans « Moi, le glorieux » un narrateur nommé Albert Vandel se tient au centre du récit. Peut-être se souvient-on d’un homonyme lointain, un certain Louis Vandell, auteur en 1859 d’ « Une année dans le Sahel » ? Il s’agissait en fait, à l’instar de Mathieu Belezi pour « Moi, le glorieux », d’un pseudonyme : celui de l’écrivain et peintre orientaliste Eugène Fromentin (1820-1876), premier narrateur de la conquête et observateur sensible de ses dégâts. « Moi, le glorieux » se présente sous la forme d’un récit allégorique, dont la figure centrale incarne le colonialisme et ses 132 années de présence. Mathieu Belezi invente pour cela un personnage hors normes, ancien capitaine de l’armée française, sorte de poussah obèse en chaise roulante, retranché avec des hommes de main dans sa villa des Eucalyptus, sur les hauteurs d’Alger. L’homme, lié à l’OAS qui met la ville à feu et à sang tandis que l’Indépendance approche, s’appelle donc Albert Vandel et s’est lancé dans un délirant monologue, racontant la colonisation à sa manière, depuis les origines jusqu’aux soubresauts ultimes. Son âge l’y autorise : à 145 ans, il se targue d’être à la fois le « premier et dernier colon d’Algérie ». A son côté se tient la jeune Ouhria, 15 ans, enlevée au berceau lors d’une expédition punitive et dévolue à la satisfaction d’absolument tous ses besoins. Elle écoute d’une oreille apparemment distraite, mais certainement pas indifférente, la logorrhée du « vieux fou » : il est ici question de son peuple et de son pays. Par la bouche de Vandel s’exprime la mémoire coloniale, dans sa crudité et sa brutalité, dans sa fondamentale barbarie.  

Si le romanesque donne ici à plein, il stimule continûment l’intelligence historique

Vandel évoque des épisodes successifs de la conquête, de la spoliation et de l’asservissement des autochtones. A chaque fois, il se montre lui-même en action, tel l’éternel colonial sous ses différents visages. C’est après tout un seul et même esprit qui, depuis 1830, dirige le comportement des colonisateurs : appropriation continuelle de nouveaux espaces, exploitation des ressources, mainmise sur l’économie, exercice d’un pouvoir sans limite. De cet ensemble de scènes, comme autant d’images fortes de l’aventure, se dégage une véritable typologie de la colonisation. Alors même qu’il ne paraît jamais s’éloigner d’un vécu à hauteur d’homme, le récit de Vandel accède à une dimension symbolique. La force détonante du roman de Mathieu Belezi tient précisément dans cet alliage d’épaisseur et d’abstraction. De ses tableaux saturés de bruits, d’odeurs, de chaleur, de sexe, de sanies et de sang monte la froide logique qui commande au bout du compte l’entreprise initiée par Bugeaud. Derrière les « colonnes infernales » qui conquièrent le pays se tient l’« argent de la Banque d’Algérie et du Crédit Lyonnais ». Si le romanesque donne ici à plein, il stimule continûment l’intelligence historique. Le roman est magnifique par son art de la représentation. Il est remarquable par ce qu’il rappelle et met en perspective à une plus vaste échelle.

Dans l’urgence, Vandel et une poignée d’autres représentants du « grand colonat » doivent maintenant fuir. Ils envisagent l’Afrique du Sud et les « terres bénies de l’apartheid » comme destination. Parce qu’ils savent qu’il faut attendre « le pire » d’un peuple sur le dos duquel on s’est enrichi. La phrase revient à plusieurs reprises dans le cours du récit. Si les « vieux fous » semblent divaguer, ils n’en ont pas moins une claire conscience de l’enjeu. Pour leur classe, pour eux-mêmes, et même pour les êtres qu’ils ont réduits en esclavage. Telle la petite Ouhria. L’équipée s’arrêtera brutalement à Ouargla, au début du Sahara. Le « peuple hostile » tant méprisé, exploité  et violenté, interceptera la petite troupe. Jusqu’au bout Vandel s’accrochera au mythe des bienfaits de 132 années de colonisation, du « travail admirable (…) pour le bien-être de l’Algérie. » Pour la foule, « une histoire révoltante. » On peut sans peine deviner la suite, à l’exacte hauteur du déni de réalité. Ultime violence de ce récit saturé de violences. D’une beauté terrible et rare. Relevant de la grande littérature.

« Moi, le glorieux », de Mathieu Belezi, Le Tripode, 336 pages, 21 euros
07/03/2024 – 1693 – W74