TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Lionel DUROY


Le dimanche 31 janvier 1943 se produit un tournant décisif de la Seconde guerre mondiale. Ce jour-là Friedrich Paulus, commandant la VIème armée allemande, fait la veille Generalfeldmarschall (maréchal) par Hitler, est capturé par les Soviétiques dans le sous-sol du grand magasin de Stalingrad où il avait établi son poste de commandement. Quelques heures plus tard, transporté dans un village des environs qui abrite le quartier général de la 64ème armée soviétique, il présente sa reddition au général Rokossovski. Une bataille de plus de six mois s’achevait

Si Lionel Duroy a manifestement lu le « Stalingrad », paru en 1945, du romancier allemand Theodor Plivier, la grande  référence en la matière à côté de « Vie et destin » (1980) de Vassili Grossman, s’il a aussi sans aucun doute étudié de près « La Bataille de Stalingrad » de Boris Laurent (Nouveau monde Editions, 2014), qui donne à lire les carnets de Friedrich Paulus retrouvés après sa mort en 1957, il situe son livre sur un tout autre plan et lui assigne une tout autre finalité. Car il  s’agit moins pour lui de raconter une nouvelle fois cette bataille dont on connaît très précisément le déroulement, les enjeux stratégiques et le bilan terrible, que d’interroger les motivations d’un officier général qui longtemps avait obéi sans sourciller aux ordres du Führer.  Faut-il rappeler que la bataille de Stalingrad entraîna la mort de 400 000 soldats allemands, de 500 000 à 1 million de soldats de l’Armée rouge et de près de 100 000 civils soviétiques ? Que 120 000 Allemands furent faits prisonniers ? Faut-il rappeler aussi qu’il fallut attendre le 20 juillet 1944, pour qu’en Allemagne des militaires de haut rang organisent un attentat contre Hitler ? Dans son livre, présenté sous l’appellation de roman, Lionel Duroy donne la parole à Paulus. Le Generalfeldmarschall devient le narrateur à la première personne d’une histoire dont il fut l’un des principaux acteurs. Non pas pour quelque plaidoyer pro domo d’avance voué à l’échec, mais pour tenter de comprendre les causes de sa soumission. En 2012,  dans  « L’Hiver des hommes » (Julliard), Lionel Duroy avait pareillement interrogé le parcours de criminels de guerre dans l’ex-Yougoslavie. Dans le cas d’espèce, Paulus n’était pas un nazi, mais pas davantage un opposant. L’ascension puis l’accession au pouvoir des nationaux-socialistes n’avaient en rien affecté ce militaire de carrière dressé dans le culte prussien d’une obéissance aveugle. En 1918, après la défaite de l’Allemagne et le déclenchement de la révolution spartakiste, il s’était engagé dans les corps francs, avait combattu dans les pays baltes. Un profil  typique de la droite nationaliste de l’époque. Et un terreau fertile pour les aventures à venir.

Lionel Duroy, avec un admirable doigté, démêle cette complexité

En 1939 on le retrouve en Pologne puis sur les fronts de l’Ouest. Promu général de division, il participe à l’élaboration des plans d’invasion de l’Union Soviétique. En janvier 1942, il prend le commandement de la VIème armée sur le front de l’Est. Mais à l’encontre de son prédécesseur, le Generalfeldmarschall Walter von Reichenau, il refuse d’appliquer l’ordre de liquider les commissaires politiques de l’armée rouge, qui contrevient à la convention de Genève. Comme si quelque chose en lui subsistait d’un surmoi, d’une ancienne éthique même fortement entamée par son passage dans les corps francs. Lionel Duroy, avec un admirable doigté, démêle cette complexité. Lorsque le 11 juillet 1942, sur ordre personnel d’Hitler, Paulus lance l’offensive sur Stalingrad, verrou sur la route du Caucase, les difficultés matérielles de l’opération lui apparaissent rapidement. S’il en fait part, le haut commandement se montre intraitable : on doit aller vite, on ne change rien. Alors Paulus obtempère et ne change rien. Comme si la divergence était exclusivement d’ordre technique, sans incidence pour le facteur humain. Il envoie au combat ses hommes mal équipés et mal ravitaillés, avec les pertes massives que l’on sait.

Une conscience était-elle venue à ce technicien de la guerre ?

Paulus restera dix ans détenu en URSS. Une durée propice à la réflexion. En juillet 1943 il rejoindra le « Bund deutscher Offiziere » (Ligue des officiers allemands), proche du « Nationalkomitee Freies Deutschland » (Comité national pour une Allemagne libre) impulsé par les communistes en exil. Une conscience était-elle venue à ce technicien de la guerre ? Commençait-il de mesurer quelles monstruosités pouvait engendrer le devoir d’obéissance ? C’est en tout cas l’hypothèse, déjà suggérée par le titre du livre,  qui ressort du monologue imaginé par Lionel Duroy à partir des carnets. Confortée par le témoignage à charge de Paulus contre les responsables nazis lors du procès de Nuremberg en 1946. En 1953, en pleine dénazification, les autorités soviétiques autorisent Paulus à gagner la RDA, créée en 1949 à partir de la zone d’occupation soviétique. Celui-ci contribuera alors à la mise sur pied de la « Volksarmee » est-allemande, apportant un peu plus d’eau au moulin de ceux qui voyaient d’abord en lui un froid technicien déshumanisé. Lionel Duroy ne clôt pas le débat,  il en met au contraire toutes les pièces sur la table. En évidente résonance avec les actualités bellicistes du moment.

« Sommes-nous devenus des criminels ? » Vie du maréchal Paulus, de Lionel Duroy, Mialet Barrault, 180 pages, 19 €
14/03/2024 – 1694 – W75