TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Olivier Bordaçarre


Dans « Appartement 816 » (L’Atalante, 2021) Olivier Bordaçarre mettait en scène un implacable scénario noir à l’heure du confinement. Il récidive aujourd’hui avec « La Disparition d’Hervé Snout », un stupéfiant roman qui   glace les sangs. L’hémoglobine, animale et humaine, y coule en effet à gros bouillons. Au centre se tient le patron d’un abattoir d’une petite ville de province, un certain Hervé Snout

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C’est peu dire qu’Olivier Bordaçarre s’affirme de livre en livre comme un maître du roman noir. Par son inspiration comme par la singularité de son écriture. « La Disparition d’Hervé Snout » en fournit l’illustration peut-être le plus éclatante. Le roman s’articule en 35 chapitres très précisément situés : cuisine des Snout, abattoir, bureau du patron, bar gendarmerie… Tous horodatés autour du même point d’origine, le mardi 16 avril 2024 à 09h30,  date et heure de la dernière apparition du personnage principal, alors qu’à vélo il quittait la maison familiale pour se rendre à son travail. Il y aura l’après, mais aussi l’avant de sa disparition, selon une chronologie savamment élaborée, à la minute près, qui participe à l’intensité dramatique d’une sanglante histoire relevant elle-même du drame social. Avec une multiplicité de personnages en laquelle se retrouve la variété du monde réel. Sur tout cela un narrateur, qu’on imagine en porte-parole de l’auteur, porte un regard clinique et cruel, mais non dénué d’ironie, qui donne au roman sa fascinante tonalité.

La viande aura pour eux une saveur familière

Cela commence, à la façon du théâtre classique, par un prologue chargé de présenter les principaux personnages. En l’espèce les deux que ne mentionne pas le titre, mais dont le rôle s’avèrera finalement déterminant, Gabin Raybert et Gustave Romonde, respectivement 34 et 32 ans. Le premier, fils de Nadine Raybert, mère « de substitution », et de son mari Alain, mécanicien automobile. Le second, enfant fragile maltraité par sa mère et sa grand-mère (« deux furies »), placé depuis 2004 par les services sociaux chez les Raybert. Vingt ans plus tard  Gab venait de faire embaucher Gus dans son équipe à l’abattoir. L’action, dont ils seraient les protagonistes en première ligne, allait s’enclencher. Cela commence donc le mardi 16 avril 2024, à 20h04, « Dix heures et tente-quatre minutes après la disparition », précise le narrateur. Ce soir-là Odile Snout, 38 ans, a cuisiné un bœuf bourguignon pour les 45 ans de son époux Hervé. La viande aura pour eux une saveur familière : elle vient de son abattoir. D’entrée de jeu Olivier Bordaçarre introduit dans son récit des éléments destinés à produire un effet retard. Le bourguignon en est un, et certainement pas le moindre. Hervé Snout n’a donc pas réintégré le domicile familial. Il ne le fera pas davantage le lendemain ni les jours qui suivent. En fait plus jamais on le reverra. Il n’a laissé aucune trace. Le vélo a également disparu. Pour les gendarmes chargés de l’enquête toutes les pistes sont envisageables, y compris une disparition volontaire.

Olivier Bordaçarre malaxe magistralement la pâte du réel

Peu à peu, tandis que le narrateur multiplie les allers et retours entre l’avant et l’après, un tableau d’une extraordinaire richesse se compose. On y voit Odile et Hervé Snout,  leurs enfants « jumeaux dizygotes de quatorze ans » Eddy et Tara, les « frères » Gab et Gus et les parents Raybert, des ouvriers,  l’ancienne et la nouvelle secrétaire de l’abattoir, des collégiens, les gendarmes, la propriétaire du bar « Le Kahoua », le médecin très personnel d’Odile Snout, un élu local non moins intime…  Olivier Bordaçarre malaxe magistralement la pâte du réel, des relations sociales, des antagonismes de classes, des ambiguïtés de la vie de couple. Sans oublier ceux que l’abattoir tue en masse, les animaux fournisseurs de viande, dont il restitue la géhenne à la façon virulente des expressionnistes. Les scènes d’abattage, à la limite du supportable, se présentent ici comme des moments de retour d’une barbarie prétendument disparue. Peu de distance sépare l’abattoir, ses cris, son bruit et sa fureur, de la confortable demeure familiale des Snout, en manière d’illustration de cette proximité. Ce qui va se dérouler pendant la journée du 16 avril en apportera l’éclatante confirmation.

Olivier Bordaçarre construit en l’espèce un scénario incroyablement machiavélique, qui ne cesse de franchir dans les deux sens l’étroite frontière entre civilisation et barbarie. Hervé Snout, le patron, Gab et Gus, ses deux employés à l’abattage, s’en présentent telles les vivantes illustrations. Sans compter l’organisation même du texte, son découpage pourrait-on dire, qui renvoie à des découpes plus triviales. Ce récit tendu à l’extrême, sur des enjeux extrêmement contemporains, se présente comme une totale réussite. D’un même mouvement roman noir et fable sociale, il ne cesse de produire du sens, dans son détail comme dans ses grandes masses. Par exemple dans une saisissante phrase en guise de portrait d’Hervé Snout : « Il était le maître du muscle comestible, du muscle de l’autre exploité, du muscle au service de l’humanité. » Snout, palindrome de « tuons ». Ne reste plus alors qu’à résoudre l’énigme de sa disparition.

« La Disparition d’Hervé Snout », d’Olivier Bordaçarre, Denoël, 368 p., 21 €
04/04/2024 – 1697 – W78