TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Actualités


18/07/2024
Disparition de Benoît Duteurtre
Le souriant polémiste nous quitte prématurément, à l’âge de 64 ans.Je n’oublierai pas qu’il fit ses débuts sous ma houlette, en 1986, au sein d’une équipe de jeunes critiques talentueux dans les colonnes de « Révolution. » Outre Benoît Duteurtre, il y avait là Guillaume Chérel, Stéphane Koechlin, Virginie Gatti, Hervé Delouche, Achmy Halley et Manuel Joseph.
En hommage, quatre de mes chroniques (cliquer sur le lien)

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18/05/2024
Disparition le 18 mai 2024, à l’âge de 92 ans, de Claude Pujade-Renaud. En hommage à cette sensible et subtile autrice, quelques chroniques au fil du temps. Les oeuvres ici citées ont été publiées par les éditions Actes Sud

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« Le Désert de la grâce » (2007)
Les résistants de Port-Royal
         Claude Pujade-Renaud sait comme nulle autre s’installer au vif de l’Histoire, toujours en des lieux et des temps où celle-ci entre en résonance avec de grands textes ou de hautes figures du mythe. Ainsi l’Antiquité grecque et latine, les XVIIème et XIXème siècles. Ses récits s’engagent sur les chemins disjoints de la connaissance, reconstituant des itinéraires, ouvrant de nouvelles pistes. Rien d’étonnant qu’elle aborde aujourd’hui l’affaire de Port-Royal, dans un vibrant roman de la dissonance intellectuelle et idéologique. L’on y retrouve son exceptionnelle puissance d’évocation, mais également sa façon particulière de fouiller le passé. En même temps scrupuleusement respectueuse de la réalité historique et porteuse des éclairages de la modernité.
         Voici donc ces « Solitaires » murés dans leur discipline et leurs hautaines certitudes, en rupture affichée avec la règle papale et le siècle de Louis XIV. Mais au fond d’eux-mêmes habités de douleurs et de drames, aux prises avec les éternelles histoires humaines. Pour tenir le récit de leur aventure, plusieurs voix ici alternent. Remontant le temps et retraçant l’histoire tourmentée du monastère. En janvier 1712, un médecin de la cour qui chasse en vallée de Chevreuse se trouve être le témoin d’une scène macabre : d’un cimetière près de bâtiments en ruine, on exhume des restes que l’on entasse sur des charrettes pour aller les disperser ailleurs ; des chiens s’arrachent ce qui se déverse pendant le transport. Ainsi s’achève, de l’abjecte manière voulue par le monarque et ses conseillers jésuites, une dissidence commencée un siècle auparavant. Dans les semaines qui avaient précédé, un convoi plus digne avait transféré de Port-Royal à Paris le cercueil de Jean Racine, enterré là depuis douze ans. Pour éradiquer la pensée janséniste, il convenait d’abord d’en effacer les symboles et les dernières traces visibles. Claude Pujade-Renaud recompose cette histoire. Fait se croiser et se répondre des paroles d’hommes et surtout de femmes qui en furent les acteurs, les proches, les adversaires. La fiction vient ici en soutien, tendant ses fils au-dessus d’une multitude de vides. Les creux se remplissent. Les blancs se chargent d’une extraordinaire matière vivante : « Si l’imaginaire ne s’en mêle pas les manuscrits cesseront de nous parler et mourront à leur tour. »
         Ces voix, lancées dans un vaste travail de remémoration, évoquent aussi les temps présents, racontent au jour le jour la résistance prenant forme pour la survivance d’une pensée différente. Entre l’expulsion des dernières religieuses, en octobre 1709, et la mort de Louis XIV, en septembre 1715, une intense activité clandestine organise la conservation et la transmission de l’héritage des Solitaires. Deux figures émergent ici, superbement campées par l’auteur : Françoise de Joncoux, la grande animatrice, qui secrètement collige et fait imprimer les textes majeurs du jansénisme, notamment ceux de Pascal, et Marie-Catherine Racine, qui découvre dans l’œuvre de son père des échos et des clefs de son propre roman familial et enfin comprend ce qui, de tout cela, a pu résonner et laisser trace en son corps et son âme. Dans des pages remarquables d’intelligence et de subtilité, Claude Pujade-Renaud manifeste une nouvelle fois ce talent hors pair, par lequel elle parvient à relier les textes à la vie, le dit au non-dit, le conscient à l’inconscient, le langage d’aujourd’hui aux mythes d’hier. Si elle écrit le roman de Port-Royal, lieu de parole et de pensée hétérodoxes face à la mise en scène du pouvoir absolu, elle s’attache plus encore aux personnages auxquels elle prête voix. Ces femmes, vouées à l’alternative de la soumission ou de l’exaltation, qui voulurent signifier leur refus du double enfermement, en se retirant dans ce lieu d’ostensible modestie mais d’authentique richesse de l’échange.
         Face au pouvoir temporel se dresse leur exigence intellectuelle et spirituelle. Nouant le présent au passé, jusqu’aux grands récits antiques. Et leur faisant pressentir les choses singulières qui se jouent au fond d’elles-mêmes. Port-Royal, évoqué ici comme rarement auparavant, pourrait alors tenir lieu de métaphore, pour notre époque de spectacle et de nouvel absolutisme.

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« Les Femmes du braconnier » (2010)
               Les textes ne meurent pas
C’est une composition romanesque particulièrement remarquable, et foisonnante de sens, que nous propose Claude Pujade-Renaud. Ainsi qu’à l’accoutumée, elle ente une fiction sur une histoire vraie dont elle s’attache à dénouer la trame complexe. Faisant parler des silences, débusquant des rapports souterrains, démasquant ce qui voudrait se donner pour insignifiant. Donnant en somme à lire un ordre sous les apparences du chaos. Après s’être installée dans la Grèce antique, l’Espagne de Philippe V ou encore la France du jansénisme, elle s’attache aux destins mêlés de deux écrivains de la seconde moitié du 20ème siècle en Angleterre, Sylvia Plath (1932-1963) et Ted Hughes (1930-1998).
Elle travaille en l’espèce un épais matériau biographique et bibliographique : leurs trajectoires mouvementées s’étaient rejointes en 1956, pour quelques années fusionnelles, dans la vie de couple et dans l’écriture, avant de diverger et d’aboutir au suicide de Sylvia en février 1963. Avec l’art raffiné qu’on lui connaît, elle restitue des lieux, des atmosphères, des paysages. Cambridge où Sylvia rencontre Ted, Londres où ils se marient, le Devon où ils vivent une idylle champêtre avec les deux enfants nés de leur union. Mais aussi la région de Boston, où s’étaient établis les parents de Sylvia, Otto, l’Allemand de Dantzig, et Aurelia, l’Américaine fille de Viennois. Mais encore Paris, l’Espagne, le Canada, la Birmanie. Autour des deux écrivains gravite une superbe constellation de personnages, réels ou fictifs, dont les histoires avaient croisé les leurs. Leurs récits peu à peu complètent et éclairent le monologue intérieur de Sylvia, qui tient lieu de fil rouge.
On entre ainsi dans les profondeurs de l’intimité et dans le vif de la création. On observe la relation ambiguë des œuvres avec la vie : un mélange de total éloignement et d’immédiate proximité. On dépiste les cheminements secrets entre deux écritures, qui en même temps se respectent et se toisent. Impossible de ne pas voir affleurer là une part du vécu personnel de l’auteur, le long cheminement partagé avec le défunt Daniel Zimmermann. Elle donne à tout cela une formidable tangibilité, fait passer la chaleur de la vie, y compris ses tragédies, dans ce qui appartient déjà à l’histoire littéraire. Elle n’a pas son pareil pour façonner un alliage de réel et d’imaginaire. Pour poser des couleurs, faire respirer des senteurs, rendre sensible la présence des corps et des objets dans cette scénographie de haut vol. Ni pour remonter les circuits de l’inconscient et faire entendre en ceux-ci les échos du monde. Elle évoque une première tentative de suicide de Sylvia, en 1953, toujours pas remise du vide laissé par son père, disparu treize ans plus tôt. Pas davantage quitte de ce qu’elle avait cru déduire de son origine allemande. Rien n’est ici affirmé, mais la force de suggestion prend les contours de l’évidence. Une histoire redoublée par la rencontre avec la poétesse Assia Wevill (1927-1969), née Gutmann, qui avait fui l’Allemagne nazie et s’était finalement suicidée comme Sylvia, par le gaz. Qui était aussi devenue la maîtresse de Ted Hughes, avait eu un enfant avec lui. Car rien n’est ici jamais univoque. Dans l’intime viennent à la fois cogner et se répondre le vacarme du monde et les chocs silencieux de la vie. Chacun à sa manière, Sylvia et Ted les saisirent dans leur écriture. Comme aujourd’hui Claude Pujade-Renaud.

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« Tout dort paisiblement sauf l’amour » (2016)
Prélude danois
La romancière arpente les territoires peu fréquentés qui se laissent découvrir dans l’ombre de grandes figures des lettres et de l’histoire. Dans de nombreux livres, elle s’attache en effet aux destinées de personnages souvent ignorés par la postérité, qui ont enrichi de leur présence le regard et la réflexion d’un contemporain illustre. Leur restituant, contre un oubli injuste, la part qui leur revient. Ainsi aujourd’hui Régine Olsen, que Soren Kierkegaard (1813-1855) avait désignée comme son héritière. Qui fut aussi l’unique amour de sa vie. Ils avaient été brièvement fiancés, jusqu’à la rupture soudainement décidée par lui en 1840. La jeune femme éconduite avait dix-huit ans.
En ce début de décembre 1855, suffoquant « dans la chaleur humide et cette exubérance de la végétation » sur Sainte-Croix, dans les Antilles danoises dont son époux Frederik vient d’être nommé gouverneur, elle se souvient : le bateau de Copenhague vient d’apporter le journal avec l’annonce du décès de Kierkegaard le 11 du mois précédent. Claude Pujade-Renaud trace les premiers traits de l’un de ces portraits admirables dont elle a le secret. Pour elle, une manière d’hommage à celle que le penseur, tout près d’écrire ses premiers livres, avait éloignée de cavalière façon. Mais aussi, du même mouvement, une saisissante approche de ce protestant précurseur de l’existentialisme, mais si manifestement inapte au bonheur, peut-être même à la vie. La documentation, précise et approfondie, alimente une narration à plusieurs voix qui fait ressortir la singularité de cette figure complexe, entre l’enfermement dans les convenances de l’époque et la poussée irrésistible de la création et de la réflexion, fondée sur la notion de « reprise ». L’on voit Régine, revenue en 1860 à Copenhague où son mari se trouve plus tard élu maire, s’immerger dans l’œuvre et s’attacher à en démêler les fils cachés. C’est à la confrontation avec un parcours intellectuel et humain, un temps aussi, qu’invite la romancière. Eclairant une destinée et les sources multiples d’une pensée. Le récit s’avance ainsi, sur un demi-siècle, jusqu’à la disparition de Régine en 1904. A Paris s’apprête à surgir une œuvre en résonance avec la « reprise » kierkegaardienne, « incessante, tâtonnante et sinueuse réélaboration dans l’écriture de ce qui fut vécu, et le plus souvent manqué, perdu ». Cette lecture de haute portée donne non seulement à voir et penser : elle appelle à relier.  

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14/04/2024

Dissolution de l’Association des amis de Jorge Semprun

Une bien triste nouvelle : Laurent Bonsang, secrétaire de l’Association annonce sa dissolution officielle, faute de bénévoles pour l’animer et malgré sa forte activité (conférences, films…)
Un grand dommage pour la mémoire du grand écrivain espagnol.

04/10/2023

Profondément touché par ces trois pages de « Comédie d’automne. » Merci Jean Rouaud !

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07/09/2023

Pourquoi retraduire ? une réflexion de la germaniste Françoise Wuilmart à propose du « Marie Antoinette » de Stefan Zweig, à paraître chez Bouquins dans une nouvelle traduction

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20/06/2023

Le style est-il de droite ?

Réponse à l’enquête du site littéraire « SECOUSSE »

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05/06/2023

Mathieu Belezi, prix du Livre Inter 2023

Un grand prix pour un grand livre

Voir sur ce blog l’article du 5 novembre 2022

Mathieu Belezi

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27/05/2023

Une réflexion à la fois éclairante et caustique sur la traduction comme création, par Paul Fournel : Traduire est écrire (Bibliothèque oulipienne, n° 240)

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10/05/2023

« Le troisième sexe« , nouveau billet caustique et imaginatif de Françoise Wuilmart sur le statut du traducteur.

A lire sur le site de L’Association des traducteurs littéraires de France

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30/04/2023

Association des amis de Jorge Semprun

Dimanche 30 avril journée nationale du souvenir de la déportation et centenaire de la naissance de Jorge Semprun

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Quand Jean Rouaud remet le travail dans sa (juste) perspective

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Quand « l’idéal traductif rejoint l’idéal poétique » :

Le nouveau billet de Françoise Wuilmart sur le site de l’Association des Traducteurs Littéraires de France

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Association des amis de Jorge Semprun

Une rencontre à ne pas manquer

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2022 – 2023

Territoires romanesques 2022, créé le 30 juin dernier, compte chaque jour un nombre croissant de visiteurs. Qu’ils soient remerciés de leur attention et, pour nombre d’entre eux, de leur fidélité à un travail critique contraint de quitter le support papier d’un quotidien pour la Toile.

Ce blog se transforme aujourd’hui en Territoires romanesques 2023, pour vous faire partager de nouvelles découvertes et de nouveaux plaisirs de lecture. Dès cette semaine, le premier roman de Pauline Peyrade. Puis Christine Jordis, Marie-Hélène Lafon, Jean-François Kierzkowski, Philippe Lafitte, Jean-Michel Béquié, Yves Bichet…

A tous, une bonne année 2023 !

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La traduction comme création

Sur le métier de traducteur, un vigoureux article de Françoise Wuilmart*, A lire sur le blog de l’Association des Traducteurs littéraires de France

ATLF : https://atlf.org/actualites/

*Traductrice de Ernst Bloch (« Le Principe espérance« ), Friedrich Christian Dellius, Jean Améry, Stefan Zweig, d’ »Une femme à Berlin« …
Professeur de traduction à l’Institut supérieur de traducteurs et interprètes de Bruxelles (ISTI.
Fondatrice et directrice du Centre européen de traduction littéraire (CETL) de Bruxelles.
Fondatrice et directrice du Collège européen des traducteurs littéraires de Seneffe (CTLS)

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ANNIE ERNAUX

PRIX NOBEL 2022

Le stade ultime de la reconnaissance

Dès 1990, dans « Nouveaux Territoires Romanesques » (Editions Sociales), nous faisions paraître, avec Claude Prévost, la première étude sur le travail et l’écriture d’Annie Ernaux.

Notre conclusion :

« La prose « a-romanesque » d’Annie Ernaux ne tourne pas le dos à une fonction essentielle du roman, c’est-à-dire élaborer cette alchimie du social et de l’individuel qui donne à chaque destinée son caractère à la fois multiple et irréductible et qui opère, osons le mot, la réconciliation du singulier et de l’universel, acquis toujours provisoire, instable et fragile équilibre »

(« Nouveaux Territoires Romanesques », page 66)

Finalement pas si loin des motivations du jury Nobel

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Ma chronique littéraire du 31 janvier 2008, sur « Les Années »

          Une histoire simple

         Un jour quelqu’un s’était demandé ce qu’Annie Ernaux pourrait bien encore écrire, une fois achevée l’investigation de son champ biographique. Ce qui témoignait de la mésestimation certaine d’un travail que l’écrivain, à la fin d’ « Une femme », en 1988, situait « entre la littérature, la sociologie et l’histoire ». Et plus encore révélait le malentendu autour de cette œuvre, d’abord identifiée comme fictionnelle, avec trois premiers livres présentés sous l’appellation de romans, avant que sa force documentaire ne provoque quelque gêne, puis une évidente répulsion. Il n’est qu’à se rappeler la réception de « Passion simple », en 1992. Mais le plus grand péché d’Annie Ernaux n’a-t-il pas toujours été son impudeur sociale, cette volonté de sans cesse dire d’où elle vient, telle une permanente faute de goût ?

         A ceux qui n’auraient pas bien saisi encore l’intrication extrême de l’intime et du social dans ce parcours d’écriture sans équivalent, Annie Ernaux propose aujourd’hui, avec « Les années », une lumineuse séance de repêchage. Et même un peu plus. Parce que le recul des ans rend possible la mise en perspective et permet de faire apparaître la cohérence de l’entreprise littéraire lancée en 1974. Pour la première fois, celle qui écrit opère en effet une mise à distance avec la petite fille d’Yvetot, l’étudiante de la cité universitaire, la femme professeur mariée d’Annecy, la célibataire libérée de Cergy. De celles qu’elle fut successivement, elle parle désormais à la troisième personne. Comme si elle avait accédé à ce degré de souveraineté dans la vision, qui sous les désordres du vécu distingue la direction générale d’un itinéraire, lui-même inscrit dans un plus vaste ensemble qui lui donne sens. « Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous » prévient une réflexion de José  Ortega Y Gasset placée en épigraphe. A quoi vient s’ajouter une citation d’Anton Tchekhov suggérant l’autre profondeur de ce texte majeur : « Il se peut aussi que cette vie d’aujourd’hui dont nous prenons notre parti, soit un jour considérée comme étrange, inconfortable, sans intelligence, insuffisamment pure et, qui sait, même, coupable ». Le principe de la démarche d’écriture se trouve d’emblée exactement énoncé.

         Des images alors tantôt remontent de recoins déjà visités de la mémoire, tantôt s’offrent au regard, sous la forme de photos prises à divers moments de cette vie. Indissociables d’autres images, de souvenirs sonores, de lectures, qui en constituent la toile de fond. Il y a le cliché obligatoire du bébé d’un an, à demi nu sur un coussin. Celui de la fillette de quatre ans qui prend la pose chez le photographe. D’autres qui montrent les parents, les condisciples, le mari, les fils. Déclenchant à chaque fois, non pas des vagues de souvenirs, mais un inlassable travail de mise en situation, de connexion entre le monde intime et domestique et l’univers du dehors. Réunions de famille où passe encore la grande peur de la Seconde guerre mondiale. Echos des guerres coloniales. Premières hontes de la bonne élève découvrant le sentiment d’infériorité de classe. Puis la suite, que l’on connaît des précédents livres, illustration sans égale d’une ascension sociale pendant les Trente glorieuses, avec son cortège mêlé de refoulement des origines, d’arrogance et de mauvaise conscience. Plus tard l’assumation puis la revendication de cette dualité constitutive. On rencontre à nouveau cela dans « Les années », mais admirablement épaissi de tout ce qui, pour Annie Ernaux et de nombreux autres, donne leur couleur à ces temps successifs. Si l’ambition romanesque fut tôt abandonnée, elle semble ici prendre sa revanche. Donnant à ce texte un statut tout particulier par rapport à la tonalité globale de l’œuvre.

         Comment ne pas avouer l’émotion singulière éprouvée à sa lecture ? Due pour partie à la puissance d’évocation, qui peut-être ne fut jamais aussi flagrante. Mais autant à ce que l’on perçoit d’une méticuleuse insatisfaction de soi-même jusque dans le temps présent. Si Annie Ernaux veut « sauver quelque chose » d’un passé dont elle accepte désormais les contradictions, c’est en effet avec la conscience renforcée de sa propre contingence. Et en cela elle nous touche comme jamais.