TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

EFGH


Grenier Roger

L’ultime publication d’un serviteur des lettres

Né en 1919 et mort en 2017, d’un « esprit discrètement libertaire et d’un antimilitarisme foncier » ainsi que le note le préfacier, il fut avant tout témoin et acteur des petits et grands moments de la vie littéraire. D’abord journaliste à « Combat » dirigé par Camus, il passa ensuite plus de quarante ans au comité de lecture de Gallimard. Au cœur du système, pourrait-on dire. Ce qui lui donna l’occasion d’une multitude de voisinages et de rencontres dont témoigne ce petit volume. On y retrouve avec plaisir l’humanisme qui n’excluait pas chez lui l’acuité du regard.

Roger Grenier, ce furent près de soixante-dix livres, dont les inoubliables « Le Palais d’hiver » (1965) et « Ciné-roman » (1972). Ce sont aujourd’hui ces pages auxquelles il travaillait dans les derniers temps, textes courts et souvenirs qu’il ne put voir publiés de son vivant. Un régal d’observation et d’alacrité. On y voit passer des figures obscures ou célèbres, dont il retient à chaque fois une manière d’être, une expression, un bon mot. Claude Mauriac cessant d’acheter du…papier hygiénique Lotus pour des raisons qui renvoient au « Figaro » et à Jean d’Ormesson. Brassaï, après une attaque, une orthophoniste lui demande de compter jusqu’à vingt : « Cette imbécile ! Elle veut me faire compter jusqu’à vingt alors que je suis dans le Larousse ! » Karen Blixen « qui, dans son grand âge, ressemblait à la momie de Ramsès II ». Jack Kerouac, s’effondrant ivre mort devant l’entrée de Gallimard. Marguerite Duras, exclue en 1950 du parti communiste : elle fréquentait les boîtes de nuit de Saint-Germain-des-Prés, haut lieu de « corruption politique, intellectuelle et morale ». Pierre Lazareff, le directeur de France-Soir, qui avait pour maîtresse la femme de son grand reporter Lucien Bodard, tandis que sa propre épouse fricotait avec le fils du président de la République… Si parfois cela ressemble à du Feydeau, c’est aussi par la dimension caustique d’un propos distillé sur le mode plaisant. Il faudrait tout citer de ces vignettes qui ouvrent des perspectives vertigineuses. Roger Grenier consacre la partie finale de son livre à la grande lecture de son enfance, l’hebdo « L’Illustration » qui portait si bien son nom. Outre ses dessins racoleurs, le journal exposait en effet dans ses pages le pire du chauvinisme, du militarisme et du populisme. Pour le futur écrivain une manière de pesant bagage, qui lui fit toujours prendre le parti de la tolérance et du progrès. Comme si cette publication ultime avait aussi valeur testamentaire.

« Les deux rives », de Roger Grenier, préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 144 pages, 15,50 euros.