TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Andrija Matic


Après « L’Egout » (2018) et « Burn-out » (2020), voici la troisième traduction, rigoureuse et réussie, d’un roman de l’écrivain serbe né en 1978. Nous transportant aujourd’hui sur l’une et l’autre rive du Bosphore, il illustre à sa façon ce qu’énonçaient  Baudelaire puis Julien Gracq : «  La forme d’une ville  change plus vite hélas que le cœur d’un humain »  

Celui qui raconte, Dalibor Stojanovic, 26 ans, avait quitté sa chère Belgrade pour aller retrouver à Istanbul une étudiante en droit turque de trois ans sa cadette. Il s’en était épris alors qu’elle séjournait en Serbie dans le cadre d’un échange universitaire. L’élue de son cœur portait le prénom évocateur de Minerve, la déesse aux multiples fonctions de la mythologie romaine, depuis la stratégie guerrière jusqu’aux arts et au commerce. Mais elle se faisait appeler Merve, certainement par commodité, peut-être aussi inconsciemment pour plus de légèreté. Ils s’étaient d’ailleurs rencontrés dans la boîte où lui-même, diplômé en économie sans emploi, se produisait comme batteur d’un « cover band », l’un de ces « groupes de reprises » qui vivent de la reproduction sur scène de titres célèbres. Dans son bref exorde Dalibor évoque rétrospectivement ces quelques semaines d’une passion qui lui avait semblé partagée, tant il s’accordait avec Merve. Au point que celle-ci lui avait proposé de venir s’installer dans la colocation  qu’elle partageait avec une étudiante géorgienne plutôt invisible. Un seul mot lui vient alors à l’esprit, « l’idylle. » Le 24 octobre 2014, il descendait de l’avion à l’aéroport « Ataturk » et la tonalité de son discours allait immédiatement changer.

Dans ses remarquables premières pages Andrija Matic fait montre d’un sens de la suggestion annonciateur d’autres temps moins idylliques. Tout se passe en effet comme si la jolie Merve voulait brûler par tous les bouts la relation avec Dalibor. Cela avait lieu pour l’essentiel dans la chambre de la jeune femme. Pour qualifier leurs étreintes à répétition, il ne recourt qu’à un seul verbe, « baiser. » Entretemps ils regardaient ensemble des films, écoutaient de la musique ou échangeaient sur la situation au Proche-Orient. C’est que la jeune femme se trouvait loin de sa famille et de son pays. Dalibor allait en faire la dégrisante expérience. Car dès son arrivée sur le sol de la Turquie il s’était trouvé face à une autre Merge, soudain distante, en fait soumise au rigoureux traditionalisme de sa famille, qui ne concevait pour elle aucune liaison avec un non-musulman. Circonstance éventuellement aggravante, l’étudiant serbe était athée. Andrija Matic évoque un désenchantement d’autant plus douloureux que, à l’encontre des clichés sur Istanbul, la ville n’allait pas se montrer pour lui particulièrement accueillante. Le 10 août 2014, après onze années à la tête du gouvernement, Erdogan avait été élu président de la république lors de la première élection au suffrage universel. Depuis plus d’un an, les manifestations de l’opposition à son pouvoir autoritaire se succédaient. Des attentats, islamistes et kurdes, ponctuaient le quotidien des Stambouliotes. Dalibor découvre une métropole en ébullition, quadrillée par la police et les sbires du régime, en même temps que son extrême diversité. Une véritable mosaïque à cheval sur le Bosphore. A la recherche d’un logement, il en parcourt les différents quartiers. Le romancier en dresse la cartographie, ou du moins en fait entendre la continuelle rumeur et  respirer l’atmosphère électrique, en de saisissants tableaux.

Au cours d’une nouvelle manifestation anti-Erdogan, Dalibor avait fait la connaissance d’Evelyn, une intrigante  quinquagénaire canadienne venue travailler pour une ONG. Une autre histoire commence, qui prend bientôt un tour singulier. Le Serbe désargenté, qui n’avait trouvé pour se loger qu’un entresol moisi à Kadiköy, sur la rive asiatique, se met peu à peu à l’unisson de son galetas. Dans une ville sous haute tension, lui-même se laisse gangréner par une manière de corruption. Le garçon plutôt lisse de Belgrade se transforme en un être acrimonieux et soupçonneux, dans cette ville vite perçue comme dangereuse, à l’égard de cette femme qui ne se livre pas. Andrija Matic opère alors un virage narratif et démonte pièce à pièce la mécanique du soupçon : « Evelyn est la femme la plus mystérieuse qu’il m’ait été donné de rencontrer. J’avais beau me décarcasser, je ne parvenais pas à comprendre pourquoi elle était avec moi, il devait y avoir une raison plus profonde que mon manque de confiance, que mon jeune corps tendu, ferme et bien fait. » A sa modeste échelle Dalibor reflète ce temps de soupçon généralisé. La brève romance vire au thriller. A la limite de la folie. Effarant et prenant. Un coup de maître.

« La Mosaïque d’Istanbul » d’Andrija Matic, traduit du serbo-croate (Serbie) par Alain Cappon, Serge Safran Editeur, 368 pages, 23,90 €
09/11/2023 – 1678 – W59