TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Tassadit Imache


En 1989 il y avait eu ce premier roman « Une fille sans histoire » (Calmann-Lévy), qui disait le « corps morcelé » de l’enfant d’un couple d’ouvriers : une Française et un Algérien. Un texte âpre et dérangeant, qui racontait l’histoire de Lila, fille d’une « famille fendue », avec en toile de fond la guerre d’Algérie et ses violences de toutes natures

Née en 1958 à Argenteuil, à quelques kilomètres du tristement célèbre bidonville de Nanterre et de sa dizaine de milliers de travailleurs immigrés, Tassadit Imache a peu publié : sept romans en trente-et-un ans, tournant tous autour de son traumatisme initial. Mais avec des angles de vue et des distances extrêmement variables. On se rappelle ainsi les superbes « Le dromadaire de Bonaparte » (1995) ou « Presque un frère » (2000), tous deux parus chez Actes Sud. Juste avant « Le Voyage empêché » avait paru en 2020 « Fini d’écrire ! », qui marquait une manière de pause dans l’œuvre, ou à tout le moins de questionnement : à quelle source ce travail d’écriture s’est-il abreuvé ? Hommage aux parents, refus d’une assignation, vengeance de classe… ? Ou plus simplement interrogation sur sa propre place dans le monde ? Une partie de la réponse tient sans aucun doute dans le choix de la maison d’édition pour les deux derniers livres. « Hors d’atteinte » se présente elle-même en effet comme « une maison d’édition féministe de fiction et de non-fiction où s’arment les luttes émancipatrices d’aujourd’hui et de demain. » En l’espèce, ce qui se trouve ici revendiqué, c’est un refus de l’enfermement, serait-il dans une juste lutte, tel un désir de s’élargir et d’appréhender le réel le plus largement possible. Quitte à surprendre et paraître sortir d’une trajectoire attendue. Ce qui très exactement se produit dans ce tout dernier texte.

Signifier la béance entre eux et elle

Car il s’agit aujourd’hui pour Tassadit Imache rien de moins que de dresser un bilan -« quel projet risible lorsqu’on a atteint la soixantaine… »-, après toutes les batailles qu’elle a dû mener. Pas nécessairement au sens étroit du terme, mais toujours pour se tenir le dos droit. Face à la famille, à la ville, à l’histoire. Elle dit son malaise, quand à l’approche de la trentaine, alors que le père depuis treize ans déjà reposait dans sa terre natale, elle fit le voyage en Kabylie. Mesurant alors la distance entre cette famille paternelle et elle-même. Et plus encore deux ans plus tard, quand arrivant à la fin de la cérémonie de circoncision d’un jeune cousin, elle avait vu celui-ci « les cils encore humides de larmes » : juste six mots pour signifier la béance entre eux et elle. Car cette écriture, soutenue par une pensée toujours ferme, ne lâche ses formulations qu’avec une infinie délicatesse. Cela s’appellerait peut-être un style. Même quand se profile à l’horizon du texte la « décennie noire » de l’Algérie. Outre son vécu ici de fille de migrant (« Notre père a vécu immigré chez nous jusqu’à sa mort ») et les traumas des voyages de l’autre côté de la Méditerranée, il y avait eu la grande éclaircie au moment de ses dix-sept ans : la découverte de la Grèce, précisément l’été de la mort de son père. Une façon d’Algérie de substitution, une même beauté, une semblable inscription dans la tragédie. Elle avait onze ans, quand elle avait assisté dans son collège à une représentation scolaire de la pièce d’Euripide « Les Troyennes »

On l’aura compris, le texte de Tassadit Imache brasse large et profond. Des pistes de lecture s’y dessinent, des perspectives multiples s’ouvrent. L’autrice ne montre pas, encore moins ne démontre : tout du long elle suggère et postule la réflexion de son lecteur, sa capacité à mettre en relation les informations diverses qu’elle lui délivre. Ces décennies d’une lutte à la fois singulière et universelle s’étaient achevées par un retrait dans une maison isolée d’une campagne du Sud-ouest. Loin des villes. Peut-être moins dans un désir de réclusion et de récollection que face à la nécessité d’une reprise de souffle. Car « elle veut continuer à entendre les bruits de la vie des autres. » Plus loin elle constatera sobrement « elle est loin des siens, mais en vie. » Le « elle » de la troisième personne a en effet maintenant succédé au « je » puis au « tu » des deux premières parties du récit, dans une sorte de fondu-enchaîné à peine perceptible des voix narratives. Confirmant la belle sophistication d’une écriture qui, à l’instar des grands textes de l’antiquité grecque, s’élève haut pour dire le magma qui bout dans les tréfonds.

« Le Voyage empêché » de Tassadit Imache, Editions Hors d’Atteinte, 146 pages, 15 €
07/12/2023 – 1681 – W62