TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Daniel de Roulet


L’écrivain genevois est un descendant, côté paternel, du marquis Jacques André Lullin de Châteauvieux. Né à Genève en 1728 et mort dans la même ville en 1816, celui-ci avait créé une compagnie de mercenaires suisses, qu’il avait mise à la disposition de la royauté lorsqu’avait éclaté la révolution en France. Mais certains de ses hommes s’étaient mutinés et pour cela avaient dû payer le prix fort. « Le Bonnet rouge » fait retour sur un épisode historique méconnu, auquel Daniel de Roulet se sent quelque peu lié

A la mort de son père, il avait en effet trouvé dans son héritage un portrait de l’aïeul aristocrate. L’auteur de « Dix petits anarchistes » (Buchet-Chastel, 2018) trouvait là un sujet dans la continuité de ses préoccupations, à la jonction de l’histoire et de la politique.  Au centre de son récit il installe un jeune citoyen genevois élevé par son père dans le culte de Jean-Jacques Rousseau disparu « depuis quatre printemps. » L’auteur de « La Nouvelle Héloïse », « Du Contrat social » ou encore « Les Confessions », était décédé à Ermenonville en 1778. C’est donc en 1782 que s’ouvre le récit dans une ville en pleine ébullition. On s’y affronte autour d’une nouvelle constitution : « Les gens des bas quartiers,/ natifs et bourgeois,/ n’entendent plus être soumis/ aux banquiers, aux rentiers parasites,/ aux grandes familles patriciennes. » L’horloger Antoine Bouchaye et son fils Samuel, âgé de onze ans, assistent à une révolution de quatre-vingt-quatre jours inspirée par les idées rousseauistes, qui mobilise contre elle tout ce que l’Europe compte d’ennemis de la République. A commencer par le roi de France, pressé de « rétablir l’ordre des banques et des affaires. » En quelques pages, par touches précises et incisives, Daniel de Roulet restitue le contexte. Dans l’atelier du père sous les toits, Samuel faisait aux ouvriers la lecture de « La Nouvelle Héloïse. » Sa vie durant, il resterait imprégné par le romantisme et le rapport actif à la nature du grand Jean-Jacques. Les révolutionnaires genevois sont vaincus par les coalisés. Les Bouchaye prennent la route de l’exil, n’emportant que leurs outils et cet unique livre. Le père et le fils se réfugient dans le canton de Vaud, y organisent une nouvelle existence tout en maintenant le lien avec leurs anciens compagnons de combat. Plus tard, Samuel traverse le lac Léman pour aller s’installer côté français à Meillerie, un village savoyard vivant « de l’extraction de la roche et de la pêche. » Des pages superbes, éminemment rousseauistes, évoquent la beauté changeante du lac comme la sensation de puissance qui se dégage du mouvement de ses flots. C’est là qu’en 1788 il s’éprend de Virginie, une jeune femme étonnamment émancipée pour l’époque, qui tous les matins part seule sur le Léman relever ses filets. Une idylle se noue, d’un romantisme passionné. En cette même année 1788  Bernardin de Saint-Pierre fait  paraître son « Paul et Virginie. »

Si la fiction de Daniel de Roulet trouve son origine dans la vision du tableau reçu en héritage, s’enrichissant ensuite d’une foule de références, elle se nourrit tout autant de ses recherches historiques. Car Samuel de nouveau a dû fuir. Cette fois à cause du jeune patron de la carrière où il avait trouvé à s’employer, qui avait des vues sur Virginie. Mal lui en avait pris. Afin d’échapper aux poursuites, Samuel s’était engagé dans la compagnie de Châteauvieux. A partir de ce moment le récit colle très étroitement à la documentation. Noms des personnages, lieux, événements divers : Daniel de Roulet restitue fidèlement le parcours de ces mercenaires qui prirent une part prépondérante à l’adoption du bonnet rouge comme symbole de la Révolution en 1792. Il s’attache particulièrement à huit d’entre eux, parmi lesquels se trouve donc Samuel Bouchaye. Et leur invente une biographie. Car ceux-là vont faire parler d’eux. D’abord à Nancy, en 1790, où ces graines de républicains prennent en otage leurs officiers royalistes avant d’être impitoyablement réprimés. Pour certains le gibet, pour d’autres la roue, pour d’autres enfin les galères. Parmi ces derniers Samuel, condamné à trente ans de bagne à Brest, qui récite chaque jour aux autres forçats une page de « La Nouvelle Héloïse », le rousseauisme décidément chevillé au corps. La marque d’infamie de ces galériens condamnés à de lourdes peines, c’est le port d’un bonnet rouge.

En 1792 l’Assemblée nationale sous l’impulsion de Marat et du ministre des « Contributions publiques » Etienne Clavière, lui-même Genevois d’origine, décrète leur libération : « Ils ont ouvert la voie / à la juste colère du peuple, /(…)montré  l’exemple de la révolte / contre l’oppression royale / et l’iniquité des officiers aristocrates. » Leur bonnet rouge se mue en symbole révolutionnaire. De cela Daniel de Roulet fait aujourd’hui une bouleversante matière romanesque, dans une prose versifiée qui élève leur destinée à une dimension épique. Le lisant, on pense à la véhémence du poème de Brecht « Fragen eines lesenden Arbeiters » (Questions d’un ouvrier qui lit), dans lequel le grand dramaturge allemand  mettait en avant le rôle cardinal des invisibles de l’Histoire, ceux d’en-bas. Aujourd’hui seulement quelques noms sur les rôles de la compagnie Châteauvieux ou dans les archives du bagne. Le reste appartient à la littérature :

« Les puissants vous accablent de leur succès. A leurs esclaves                                               aux moins fortunés,                            seule la littérature     rend la parole.« 

Ce que parvient magistralement à faire Daniel de Roulet dans ce livre ardent.

« Le Bonnet rouge », de Daniel de Roulet, Editions Héros-Limite, 160 pages, 18 €
21/12/2023 -1683 – W64