TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Emma Doude Van Troostwijk


Premier roman d’une autrice d’origine néerlandaise née en 1999 et qui a grandi en Alsace, ce livre retient l’attention par sa sobriété extrême et sa saisissante puissance évocatrice. Les Editions de Minuit n’en finissant pas, saison après saison, de lancer ainsi, dans un paysage littéraire encombré, des textes forts qui se jouent des modes et perpétuent leur longue tradition d’exigence

Celle qui écrit parle de Mama et Papa, de Oma et Opa, bientôt 91 ans, de son frère Nicolaas, de son ami Sterre. Elle émaille son propos de locutions idiomatiques néerlandaises et françaises, de références bibliques. Elle fait défiler des images de la Mer du nord près de Rotterdam et d’un Presbytère en France, qu’elle orthographie tout du long avec un P majuscule. Fait entendre Brel et d’autres voix de chanteurs de standards intemporels. Au long des trois parties de ce livre rythmé en une succession de courts chapitres, allant jusqu’à une brièveté extrême. Telles des prises de vues multiples sur sa famille de pasteurs en difficulté avec leur mémoire.  Le grand-père fut en effet un ecclésiastique, puis le père, enfin le frère, en train d’entrer à son tour dans son ministère. Celle qui écrit est venue séjourner parmi eux. Retrouvant des habitudes, des lieux et surtout, à leur côté, la langue de son enfance. Pour sa part elle habite maintenant le français. La voici donc, parmi les siens,  affrontée à ses deux langues, avec leurs visions du monde et de l’humanité, véritables « Weltanschauungen », dont elle relève régulièrement des exemples à la façon d’une comparatiste : à chaque fois deux ou trois lignes au beau milieu d’une page blanche, telle une borne placée par elle en lisière du récit comme de son propre itinéraire. Au tout début, page 17 puis page 27, elle annonce la couleur, définissant en quelque sorte la nature de son projet : « Il ne faudrait pas dire nature morte. Il faudrait dire vie silencieuse. Stilleven » (page 17) ; «En français ils perdent la tête. En néerlandais ils perdent le chemin. Ze zijn de weg kwijt » (page 27). Tout est dit dans ces six phrases posées sur le blanc des deux pages.

Emma Doude Van Troostwijk multiplie les exemples bouleversants de cet éloignement. En même temps qu’elle fait venir des réminiscences du passé

Dans la maison, l’horloge depuis dix-neuf ans n’a plus été remontée, figeant en quelque sorte le temps. C’est bien une nature morte que compose celle qui dépeint sa famille. Quant à Opa, le grand-père et à Papa, on les découvre en délicatesse avec leurs mémoires comme avec la logique, à des degrés divers engagés l’un et l’autre sur des voies de traverse. C’est bien de pertes de mémoire et de repères dont il est ici question. Des images restituent ce que fut pour eux la vie d’avant. La richesse des échanges, la chaleur du cocon familial, l’ambiance mêlée de culture et de spiritualité. Il n’y avait pas si longtemps encore, précisément en 2017, Opa avait rédigé un mail à l’attention de sa petite-fille. Il lui disait combien il avait apprécié la profondeur d’un texte philosophique dont elle était l’autrice (« Tu y mentionnes Platon et les apparences sensibles, dans lesquelles le corps oublie ce qu’il a su »), il avait vu juste, mais seulement oublié de faire partir son mail. Emma Doude Van Troostwijk multiplie les exemples bouleversants de cet éloignement. En même temps qu’elle fait venir des réminiscences du passé. Rendant admirablement, le mot n’est pas trop fort, l’état de confusion mentale du grand-père et du père. Traversé de fulgurances vite démenties. Restituant aussi, avec infiniment de pudeur, son propre désarroi. Quand sonnent les heures pleines de l’après-midi au temple voisin, Papa qui a pris un somnifère n’entend rien. Alors sa fille lui parle : « Je dis, Papa il est l’heure de se réveiller, trop doucement pour que mes mots aient un effet, juste pour le plaisir de les dire. » Comment exprimer plus poignante tristesse ?

« C’est déjà bien, raconter des histoires »

Dans la compagnie des deux hommes de religion se tient celui qui s’apprête à continuer leur apostolat, non sans force hésitations et doutes, Nicolaas. Qui un jour s’éclipse, peu avant d’exercer à son tour son ministère. Une autre façon d’absence. Un temps durant, la famille paraît retrouver un semblant de cohérence et de logique, sans aucun doute parce que l’effacement de l’un de ses membres la perturbe. Comme un organisme blessé tout entier se mobilise pour colmater ses plaies, sinon se régénérer, elle fait front. C’est Mama, la mère de la narratrice, qui délivre le sens de l’inattendu unisson, après que le fugueur a retrouvé le chemin du Presbytère : « Mama se lève. Par-dessus son épaule,  sa voix résonne, un pasteur, ça sert à garder les histoires vivantes Nicolaas, c’est déjà bien, raconter des histoires. » Un pasteur, ou ici une romancière.

« Ceux qui appartiennent au jour », d’Emma Doude van Troostwijk, Les Editions de Minuit, 176 pages, 17 €
04/01/2024 – 1684 – W65