TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Philippe Besson


Cet été-là celui qui raconte avait 18 ans, sortait de classe préparatoire et s’apprêtait à partir pour Rouen, où il intégrerait l’Ecole supérieure de commerce. Ce qui s’annonçait pour lui comme un premier tournant dans son existence allait cependant prendre une coloration tragiquement inattendue

Le vingt-troisième roman de Philippe Besson marque son retour à l’autobiographie -ou doit-on dire plutôt autofiction ?- après « Paris-Briançon » (2022) et « Ceci n’est pas un fait divers » (2023), qui se présentaient comme des façons d’explorations d’accidents, dérives ou encore perversions du monde présent. Dès la deuxième page, celui qui écrit à la première personne informe en effet son lecteur de la dimension très personnelle de son récit : « La vérité, si vous voulez que je vous dise, c’est que je ne suis jamais parvenu à me débarrasser de cette histoire, elle ne m’a jamais quitté, elle est là, quelque part, coincée dans les recoins de ma mémoire et resurgit de temps à autre. » Cela se passait en 1985 au début des grandes vacances sur l’île de Ré, où ses parents, qui habitaient Barbezieux dans la toute proche Charente, avait accoutumé de retrouver un couple ami. Philippe Besson depuis toujours les accompagnait. Il retrouvait sur place François, le fils du boucher, qui travaillait comme apprenti avec son père sur le marché, et Christophe, marin pêcheur sur le bateau de son père. François lui avait présenté Nicolas, genre artiste nonchalant, installé avec sa mère sur l’île depuis l’hiver et   la rupture avec un père violent. Pour les quatre garçons, y compris les deux qui déjà travaillent, le mois de juillet qui commence se présente comme un moment attendu de relâchement et d’insouciance, mais aussi d’ouverture à de possibles aventures alors qu’approche la fin de l’adolescence. Telle une sortie de la « préexistence » hofmannsthalienne. Philippe Besson, avec sa sensibilité et sa finesse de touche, restitue admirablement ce temps en suspens, manière d’attente d’apparence tranquille au milieu des cohortes d’estivants qui envahissent l’île. A ainsi voir les quatre garçons, rejoints un peu plus tard par une fille remarquée sur la plage et son frère, Alice et Marc, des Parisiens, on pourrait s’imaginer dans un film italien des années 1960, entre images d’après-midis oisifs sur le sable et de virées nocturnes sans but. Sur Ré on attend le 14 juillet, son feu d’artifice, son bal et sa nuit. Celui-ci sera à la hauteur des attentes des six amis.

C’est avec le regard et le langage de l’adulte d’aujourd’hui que  Philippe Besson  restitue la dernière journée d’innocence du groupe

Mais cinq jours plus tard, dans la nuit du vendredi 19 au samedi 20 juillet, tout va basculer. Le récit de l’insouciance adolescente, la vie prise comme une évidence, avec sa légèreté de l’instant, son apparente ignorance des différences sociales, ses fantasmes, ses jeux de séduction comme ses non-dits, en quelques heures se charge d’une gravité nouvelle avant de carrément virer au drame. C’est avec le regard et le langage de l’adulte d’aujourd’hui que  Philippe Besson  restitue la dernière journée d’innocence du groupe. L’ambiance estivale, l’illusion  d’un hors temps, d’un avenir encore ouvert, mais aussi la sensualité, les désirs qui se manifestent, les affinités électives qui peu à peu s’affichent, les orientations sexuelles qui s’affirment. Tout ce qui s’apprête à se fracasser le soir-là, alors que la petite troupe s’est retrouvée après 22h30 au Bastion, « enceinte historique »  et boîte de nuit avec sa boule à facettes, son DJ « un peu allumé » et sa foule de jeunes qui ne cesse de grossir. On entend les Rita Mitsouko, Thomas Anders dont le son rythme ce dernier été d’insouciance. La nuit est déjà bien avancée lorsque soudain l’on s’avise qu’on ne voit plus Nicolas, aperçu auparavant dehors sur le promontoire en compagnie d’Alice. Celle-ci était rentrée seule. On ne reverrait plus le garçon. On ne revivrait plus jamais ce temps d’insouciance. Les recherches alors entreprises n’avaient rien donné. C’est avec infiniment de justesse et de pudeur que Philippe Besson fait resurgir ce monde d’il y a quarante ans, si lointain et en même temps si proche : mêmes émois, mêmes attentes, mêmes emballements et finalement mêmes candeurs. Comme il fait resurgir la panique des premières heures, puis l’angoisse et finalement l’abattement de la petite bande. Aujourd’hui il interpelle celui qu’il fut à dix-huit ans : « Et si j’avais compris que la nonchalance, quelquefois, sert seulement à masquer des tempêtes intérieures ? » Nicolas Tardieu avait dix-sept ans, l’âge du fameux « manque de sérieux » rimbaldien. Et pourtant.

Depuis lors l’écrivain a dû vivre avec cette disparition toujours inexpliquée, qui marqua pour lui la rupture définitive avec le temps de la préexistence. Qui fut peut-être aussi la stimulation initiale à s’engager dans la voie de l’écriture : « nos ressouvenances nous font former des fantômes, écrire des livres », indique Philippe Besson à la toute fin de son livre. Avec cette enviable sobriété, alliée à une formidable acuité, qui constituent sa signature.

« Un soir d’été », de Philippe Besson, Julliard, 208 pages, 20 €
11/01/2024 – 1685 – W66