TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Olivier Rolin


Lisant ce texte proliférant, par association d’idées vous vient à l’esprit un autre monument littéraire paru en 1997 chez le même éditeur, dont l’auteur reçut le Nobel en 2014 : « Dora Bruder », de Patrick Modiano. Parce qu’il est semblablement question de proscrits dans Paris. Parce qu’il est semblablement question du père Hugo et de ses « Misérables » à la manœuvre. Enfin parce que les imaginations et les réflexions s’y déploient également à l’envi

Olivier Rolin possède une intime connaissance du chef-d’œuvre hugolien. Comme de quantité d’autres grands textes. Quand il évoque les destinées des deux figures au centre de son livre, Emmanuel Barthélémy et Frédéric Cournet, l’on ne peut s’empêcher de penser à une récente publication de Marie Sizun, « Les Petits personnages », (Arléa, 2022), dans laquelle celle-ci, mutatis mutandis,  s’intéresse aux « oubliés de la peinture, ces marginaux, ces créatures à peine ébauchées » qui viennent pourtant donner au tableau un surcroît de sens. Il en va très exactement ainsi d’Emmanuel Barthélémy et Frédéric Cournet, rencontrés par Olivier Rolin « dans le premier chapitre du livre premier de la cinquième partie » des « Misérables », lors d’une brève digression dans le torrent romanesque. Qui, hormis quelques spécialistes, critiques universitaires ou historiens, s’était-il auparavant attaché à la présence de ces deux-là, qui existèrent bel et bien, sur les barricades des journées révolutionnaires de juin 1848 ?

Olivier Rolin a pris le relais de Victor Hugo

« Les Misérables » se déroule pendant une autre insurrection, celle de juin…1832. Dans le chapitre plus haut cité, l’on y voit Gavroche tomber sous la mitraille des gardes nationaux. Mais Hugo, en toute liberté, se joue des lieux et des temps. Jusque là cantonnés dans un coin du tableau, les deux hommes se trouvent donc aujourd’hui propulsés, par Olivier Rolin lisant Hugo, en son centre. On y découvre le premier sur « la Charybde du faubourg Saint-Antoine »et le second sur « la Scylla du faubourg du Temple », deux fameuses barricades auxquelles, se référant à « L’Odyssée », il avait prêté des dimensions mythologiques. Les haussant et les grossissant dans des proportions qui devaient beaucoup à sa fièvre épique : elles étaient pour lui, en toute simplicité, « les deux plus mémorables barricades que l’observateur des maladies sociales puisse mentionner.»

En écho à cette vision de Victor Hugo, qui en resta cependant là, Olivier Rolin a donc pris le relais et mené une enquête approfondie sur les deux hommes qui les commandaient. Leur découvrant une véritable destinée romanesque, mais  voyant  aussi en eux des incarnations de deux possibles déviations des mouvements révolutionnaires, la dérive dogmatique et la recherche de l’aventure, sans même parler de l’aventurisme. En 2002, il avait fait paraître « Tigre en papier », en écho à son propre engagement maoïste dans la Gauche Prolétarienne.

En eux se dessinaient déjà des fractures qui allaient traverser les décennies et même le siècle à venir

« Jusqu’à ce que mort s’ensuive » commence sur les barricades parisiennes de 1848 et s’achève sept ans plus tard, le matin du lundi 22 janvier 1855, sur l’échafaud dressé devant une  prison londonienne. Quelques semaines plus tôt, Emmanuel Barthélémy avait été condamné à la peine capitale. Quant à Frédéric Cournet, il était mort depuis 1852, également à Londres, tué en duel par…Emmanuel Barthélémy. Des faits bien réels, liés à leurs convictions politiques, mais pas seulement, dont les potentialités romanesques n’ont évidemment pas échappé à l’auteur. Si celui-ci reconstitue minutieusement les trajectoires des deux hommes, il y ajoute, se mettant lui-même en scène, une foule de digressions, de réflexions et même d’imaginations. L’ancien maoïste s’attache aux étonnantes destinées de ces  hommes, qui avaient combattu du même côté des barricades avant de devenir des ennemis mortels. Emmanuel Barthélémy, proche d’Auguste Blanqui, figure du socialisme révolutionnaire. Frédéric Cournet, ancien officier de marine rallié au républicanisme de Ledru-Rollin. Pour Rolin, « le militant et l’aventurier. » Car en eux se dessinaient déjà des fractures qui allaient traverser les décennies et même le siècle à venir. Pas étonnant qu’Olivier Rolin se réfère, parmi de nombreuses autres sources, à Louise Michel ou Karl Marx. Tels Charles Dickens, Balzac,  Eugène Sue et même Théophile Gauthier. Sans compter évidemment Hugo, « prodigieux artisan de la langue »  présent tout du long. Dans son sillage il restitue formidablement le Paris du milieu du 19ème siècle, qu’il donne à voir en transparence sous le Paris d’aujourd’hui.

Si la dimension encyclopédique du livre est incontestable, son ambition historique ne l’est pas moins. Porté par un puissant souffle romanesque, « Jusqu’à ce que mort s’ensuive » interroge en effet le sens et les limites de l’engagement affronté aux poussées de l’intime. La vraie vie venant déjouer les plus impeccables constructions théoriques. Et les livres, tel celui d’Olivier Rolin, se chargeant de représenter cette complexité. Autrement dit cette richesse.

« Jusqu’à ce que mort s’ensuive », d’Olivier Rolin, Gallimard, 208 pages, 19 €
01/02/2024 – 1688 – W69