La plus grande aire autoroutière d’Europe s’étend sur quinze hectares. Elle se situe en France, à la hauteur de Montélimar, sur la A7. C’est à l’intérieur de cet espace clos, dans un total respect des classiques unités de temps, de lieu et d’action, que se déroule une manière de tragi-comédie en laquelle se donnent à reconnaître des traits marquants de notre époque
En ce jour de grande transhumance estivale, une partie du pays se retrouve prise dans l’immense flot migratoire qui submerge les autoroutes et leurs aires de repos. Sur celle de Montélimar Gabriel Bernier et son épouse Ania font une brève étape, avant de poursuivre vers Villefranche-sur-Mer, à trois centaines de kilomètres de là, « alors que, depuis des années, il ne rêvait que de la mer Baltique. » Ils étaient partis de Trèves, en Saône-et-Loire. Inutile d’ouvrir une carte Michelin : cette localité du département bourguignon relève de l’invention romanesque. Le lecteur curieux pourra y voir un premier indice de la visée d’écriture de Dominique Paravel. Produire une sensation de réalité sans pour autant se laisser enfermer dans celle-ci. Une variante contemporaine du fameux mentir-vrai, qui souvent permet de dire plus et mieux. A peine garé à grand peine devant deux poubelles jaunes au bout de l’aire saturée, Gabriel Bernier, sexagénaire d’apparence pourtant robuste, avait perdu connaissance. Quand il reprend conscience, il se rappelle seulement l’inhabituelle résistance que lui avait opposée sa portière, au moment de vouloir la fermer. Il lui faut aussi constater qu’Ania, de vingt ans sa cadette, « un visage encore indemne, un sexe lisse et frais », façon de signaler son pouvoir de séduction et leur relation érotisée, a disparu avec leur voiture, un très commun Dacia Duster. Quand il essaie de la joindre sur son portable, il ne cesse de tomber sur sa messagerie.
L’imagination est ici au pouvoir
Ainsi commence l’intriguant récit de Dominique Paravel, aux confins du roman noir, du roman d’enquête et du roman de société. L’autrice y combine en effet à merveille la sensation de flou éprouvée par Bernier avec une saisie ultra-réaliste de son environnement. Jouant en permanence de ce changement de focale, elle construit une façon de tableau qui, n’était l’infernale cohue sur l’aire autoroutière, fait invinciblement penser à l’univers atrocement déshumanisé de Giorgio de Chirico, le peintre surréaliste italien du XXème siècle. Une référence à l’art pictural appelée par la profession de Gabriel Bernier, docteur en histoire de l’art, ancien conservateur du musée Poule à Pontoise et désormais concepteur d’un futur établissement consacré à la collection particulière d’une marquise décédée à 101 ans, dans la localité de Saône-et-Loire. Une nouvelle fois, inutile de chercher : l’imagination est ici au pouvoir. On saura seulement que le personnage de Bernier, « résistant aux compromis, aux assemblages hasardeux de genres », ne s’inscrit pas vraiment dans le « Wokisme. » Alors qu’on peut supposer Ania engagée dans une démarche exactement opposée : elle est directrice d’une agence d’événementiel, une activité plutôt tournée vers tout ce qui relève du « mainstream », du politiquement correct et de la mode. Pour l’heure voici donc Gabriel Bernier seul, manifestement perdu sur cette aire d’autoroute envahie par une population qu’habituellement il ne doit guère fréquenter.
Un concentré du monde contemporain. Une décapante galerie de portraits à l’eau forte