Voici un premier roman qui mérite toute notre attention, tant ce « Perséphone » de Benjamin Carteret de bout en bout captive et laisse admiratif. Par son rythme, accordé au temps long de la mythologie grecque. Comme par sa poésie intense et son phrasé. L’écrivain revisite en effet ici le mythe de Perséphone et l’inscrit dans une perspective contemporaine, sans dénaturer l’ampleur, on pourrait presque dire la gestuelle, du texte premier. Une impressionnante réussite
Cela se passe d’abord sur le mont Olympe, haut lieu du pouvoir des dieux. Au sommet de la pyramide se tient Zeus, qui assume sans complexe son patriarcat, y compris en exerçant un droit de cuissage sur les déesses qui l’entourent. Fils de Cronos et de Rhéa, il a épousé Déméter, déesse de la fertilité, du blé et de la terre cultivée. Celle-ci n’est autre que sa sœur : dans la mythologie grecque se trouve la quasi totalité des histoires, dans lesquelles un certain Freud ira fouiner une trentaine de siècles plus tard. De leur union est née Koré (la « fille »), qui se trouve d’abord sans attribution spécifique. D’entrée de jeu, dans un éblouissant exorde, Benjamin Carteret, donne la parole à la jeune déesse et fait resurgir la scène primitive de laquelle tout a découlé : « Je suis venue au monde sur une terre ravagée. Mon père, Zeus Fracas de Foudre, allié à ses frères et sœurs, venait de remporter une guerre de plus de dix ans qui les opposait à leurs propres parents. Cet affrontement avait fait replonger le monde dans le chaos le plus total. Je vois encore dans les yeux traumatisés de ma mère, sa propre grand-mère, Terre, s’ouvrir dans un râle assourdissant, emportant avec elle les Titans vaincus. » Dans la grande distribution des rôles entre dieux et déesses, sous la férule de Zeus, l’heure est désormais venue pour Koré, à la façon des cadres sup modernes, de définir son périmètre d’activité. L’idée ne lui en vient cependant pas au contact de l’aréopage divin mais des mortels loin de l’Olympe. Une façon de crime initial de lèse-majesté. Koré avait choisi de devenir la déesse du printemps, mais elle est condamnée à l’exil en compagnie de Déméter. Au fil de pages superbes Benjamin Carteret raconte la brutalité des rapports de force sur l’Olympe, la révolte de Koré contre l’oppression patriarcale, mais aussi les craintes et les débattements intimes de sa mère face à l’union des autres dieux. Jusqu’à ce que Koré un jour disparaisse, aperçue pour la dernière fois dans un champ de fleurs.
On connaît la suite : Koré victime d’un enlèvement perpétré par Hadès, le dieu des ténèbres, qui est aussi son oncle (toujours la violence intrafamiliale) et l’a emmenée dans son royaume souterrain. Déméter ne s’en est pas remise et a plongé le monde dans l’hiver, privant la terre de sa fertilité,jusqu’à ce que sa fille lui soit rendue. Désormais épouse d’Hadès, Koré se mue en Perséphone et, à la suite d’un marchandage, revient chaque année quatre mois sur terre pour assurer le renouveau printanier. Evitant ainsi aux humains la famine. Autrement dit un compromis qui assure la continuité de la vie sur la terre. De tout cela Benjamin Carteret propose une formidable version romanesque qui donne à la mythologie grecque, s’il en fallait un, un surcroît de modernité. De la même façon qu’on trouve dans celle-ci une véritable nomenclature de toutes les perversités et déviances humaines, depuis l’inceste jusqu’à l’infanticide, on rencontre sous la plume de l’écrivain d’autres maux aujourd’hui pointé du doigt, depuis l’asservissement des femmes par le patriarcat et les violences faites à la nature jusqu’à l’insupportable poids de la croyance dans les dieux et « l’Ordre de Ciel. » Tout cela dans le somptueux décor fourni par la Grèce, la Sicile et la Crète, dont Benjamin Carteret offre une peinture lumineuse et délicate.
Mais la plus grande réussite de ce superbe premier roman, c’est peut-être la manière dont les dieux et déesses de l’Olympe y sont incarnés. En authentiques personnages romanesques. En cela différents des figures hautaines qui habitent les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. Déméter est une mère vengeresse, Koré une fille rebelle, Zeus un prédateur sexuel, sans que ces caractères de modernité apparaissent jamais plaqués sur leur suite d’aventures haletantes. Non seulement Benjamin Carteret revisite la mythologie grecque, mais il lui donne un sacré coup de jeune.
« Perséphone », de Benjamin Carteret, Editions Charleston, 608 pages, 21 €