TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Jean-Philippe TOUSSAINT


   Le retour de Jean-Philippe Toussaint sur vingt ans d’écriture

              Ecrire dans un temps post-théorique

En ce samedi de décembre, le ciel est humide et gris sur Bruxelles. La veille, on s’est tassé sur la Grand Place pour le lancement des illuminations de Noël. Flashes des appareils numériques et vin chaud, accents de toute l’Europe et faconde locale. Début novembre, Jean-Philippe Toussaint a reçu le prix Médicis, pour « Fuir ». Il revient sur vingt ans de création. Un voyage entre sa boîte à outils et la théorie.
Avant « Fuir », entre 1985 (« La salle de bains ») et 2002 (« Faire l’amour), vous aviez publié six romans. Si l’on porte un regard d’ensemble sur ces livres, on a le sentiment d’un élargissement progressif de l’espace : vous semblez faire de plus en plus sortir vos personnages de narrateurs hors de leurs murs. Qu’est-ce qui explique ce mouvement de plus en plus net d’ouverture vers l’extérieur ?

C’est lié à une évolution personnelle. Je commencerai par dire qu’en fait j’ai eu besoin de quitter Paris pour pouvoir parler de Paris dans mon premier livre. La première partie de « La salle de bains » s’appelle Paris. Evidemment c’est une évocation de Paris qui n’est pas extrêmement développée : Paris est vu uniquement à travers la fenêtre de la chambre. Mais il y a comme une volonté de parler de Paris, et en tout cas c’est très nettement situé concrètement dans un appartement parisien. La salle de bains et la cuisine de cet appartement sont très précisément décrites, ensuite le narrateur va se rendre à Venise. Ce sont des lieux concrets. Même si en effet ce n’est pas très ouvert sur le monde. Mais il y a une fenêtre déjà, qui permet notamment de regarder tomber la pluie, et quand le narrateur revient, il dit même « dehors, c’était toujours aussi parisien. » A part le fait qu’il pleut, il n’y a pas d’autre notation. La description est très minimaliste. Paris est vu de façon très ténue. Mais c’est situé, c’est concret. Dans les romans suivants, il y a quelques petits voyages. Pour moi, le tournant c’est de décider de ne plus situer un roman à Paris, c’est de situer un roman dans une grande ville européenne, qui n’est plus Paris mais Berlin. Là, c’est un vrai choix. Situer « La télévision » à Berlin, ce n’est pas simplement dire que ça se passe à Berlin. Berlin est un des thèmes du livre. Alors que Paris n’a jamais vraiment été un thème. Il y a là en effet ce que vous dîtes, une ouverture. Et je dirai que cette ouverture va être de plus en plus grande avec les deux derniers livres. Mais le pas, je l’ai franchi au moment de « La télévision ». Et la réflexion, je l’ai faite à ce moment-là. Est-ce que moi, écrivain belge parisien je peux décider de situer un roman à Berlin ? Est-ce que ce n’est pas plutôt un sujet pour un écrivain allemand ? Mais je venais de passer un an et demi à Berlin, et ça m’a ouvert, ça m’a apporté des choses. Le fait de situer un roman à Berlin, ensuite à Tokyo, ensuite en Chine, ça m’a enrichi. Je pense que si j’avais continué à situer mes romans à Paris, je me serais plutôt appauvri.

Ce mouvement vers l’extérieur se produit alors même que des voix un peu partout s’élèvent, pour demander au roman de langue française un peu moins d’intériorité et un peu plus d’affrontement avec les problèmes du monde.

La question du monde, je me la suis aussi beaucoup posée au moment de « La télévision ». Disons que pour « La télévision » j’avais comme consigne secrète d’embrasser le monde. Après une longue parenthèse, puisque je n’ai pas publié entre 1991 et 1997, l’ambition était de me confronter au monde contemporain. La télévision était le billet pour cela, parce qu’emblématique du monde contemporain. Même si ça ne saute pas aux yeux, « Faire l’amour » est dans la suite de « La télévision ». J’ai poursuivi ce mouvement, même s’il y a un changement de ton. Mais c’est plutôt au moment de « La télévision » que je me suis posé les questions théoriques.

Il faut savoir où on va, mais ça doit être secret. Généralement ce sont des consignes de tonalité. Mais il a différents niveaux. Il y a des choses d’ensemble. Je me souviens que pour « Faire l’amour », je voulais que ce soit incandescent. Parfois aussi ça peut toucher une seule scène. Autre consigne : complètement oublier la Chine dans la troisième partie de « Fuir ». Le lecteur l’a en tête, mais c’est beaucoup plus intéressant de faire découvrir par Marie un signe qui rappellerait Li Qi. C’est assez facile techniquement : Marie arrive dans la chambre du narrateur quand il n’y est pas, et elle trouve un ticket de métro, une pièce de monnaie chinoise. Rien ne m’empêchait d’aller plus loin. Mais toutes les scènes avec Li Qi sont présentes dans l’esprit du lecteur, mais sont complètement absentes de la narration. C’est comme s’il n’avait jamais été en Chine, à part cette évocation très limitée et le fait qu’il a toujours les chaussures de bowling.    

Pour « Faire l’amour », j’ai travaillé sur le rouge, à partir d’un livre du CNRS. Le rouge était très nettement la couleur dominante. Dans « Fuir », c’est le vert et la lumière verte de la Chine. Je le dis assez nettement dans la scène du bowling.

Il y a aussi des consignes de temporalités. La première page de « Fuir », c’est une consigne de brouillage de la temporalité.

La temporalité, j’y attache énormément d’importance, mais très vite je m’installe dans une sorte de présent du passé. Il m’arrive de ralentir, je mets des imparfaits qui ralentissent le temps, qui le dilatent. C’est très clair dans « Faire l’amour » où le passage à Kyoto, même s’il n’y a que deux jours, avec les imparfaits est dans une temporalité longue, alors qu’on était dans une temporalité très précise minute par minute. Je me rends compte, c’est que je m’installe très vite dans une temporalité du présent, pas de façon délibérée, mais parce que c’est ça qui me plaît. Je crée du présent. D’où mon utilisation du passé simple, qui s’y prête très bien.

Repères tangibles qui permettent d’avoir une vision rétrospective et de savoir où en est l’histoire avec Marie.

Il semblerait qu’on est déjà au-delà de tout. Il y a une vue d’ensemble. Le narrateur a l’air de tout savoir, même si moi je ne sais pas ce qu’il y a avant et après. Tout semble déjà fini, quand le narrateur écrit cette première phrase.

Cette première phrase n’est pas due au hasard. La première phrase initiale se trouve cinq pages après (« Etait-ce perdu d’avance avec Marie ? »). Finalement, ça m’a davantage plu d’avoir une première phrase où il y avait à la fois « jamais » et « fini ».

Vous formulez des hypothèses par rapport à votre propre roman. Vous dîtes « il semblerait que… ». Là on touche à la question de la posture de l’auteur, de son rapport avec le narrateur omniscient  et du rapport de celui-ci avec les personnages. Vous, vous formulez des hypothèses à partir de votre propre récit.

Voilà ! Je suis en train de lire l’excellent livre de Robbe-Grillet « Préface à une vie d’écrivain » : il dit que les personnages sont faits du texte et des mots. A la différence des personnages balzaciens qui existeraient indépendamment du livre et qui auraient un passé, il fait l’analyse à propos de Kafka, notamment du K du « Château ». Il dit que celui-ci n’a pas d’autre existence que des mots et des phrases. Il apparaît dans le château. Il apparaît une fois marié et une fois célibataire. Pour Balzac, ça n’irait pas. Balzac aurait choisi. Mais chez Kafka, on s’en moque. K n’existe pas, c’est dans le texte. Je m’inscris tout à fait dans cette voie. Je n’ai pas de naïveté sur l’existence des personnages indépendamment de leurs vêtements de mots, des phrases qui les constituent.

Personnages également évolutifs, à mesure que le texte se produit ?

Oui et non. J’ai une perception très précise des personnages. Mais il m’arrive de lire dans les critiques des façons qui caractérisent les personnages qui me paraissent très bizarres. Je pourrais développer la façon dont je vois les personnages. Mais ce n’est pas très intéressant. Mais ce n’est pas parce que j’ai créé un personnage que j’ai une supériorité dans le jugement.

Si le monde devient plus présent, il l’est tout de même de façon très particulière, loin d’une visée réaliste. La gare de Shanghaï, le train de nuit, l’hôtel et la voie rapide à  Pékin, ou encore l’île d’Elbe, vous traitez tout cela de façon très stylisée. Vous en faites seulement ressortir des traits marquants.

Je joue sur deux tableaux et j’attache autant d’importance à travailler sur des effets de réel que de me laisser tenter par le fantasme et le rêve. L’un est aussi important que l’autre. Et j’essaie de les combiner. Le dernier état de ma réflexion, c’est de me dire que finalement la structure et la matière du rêve m’intéressent de plus en plus. Cette façon dont le rêve est complètement empreint de notre sensibilité, de nos émotions, de nos souvenirs, tout le côté incroyablement solypsiste du rêve, la façon dont on est complètement le narrateur et l’acteur du rêve, et le côté extraordinaire, les invraisemblances du rêve, sont toujours associées à quelque chose d’incontestable. J’essaie que dans mes livres il y ait quelque chose d’incontestable, qu’il y ait des effets de réel, au-delà du réalisme, qu’on se dise « oui, c’est exactement comme ça », ajouté à des choses tout à fait extravagantes. Je pense que la scène de la moto est à la fois extravagante et incontestable. Je suis parti d’une photo pour écrire cette scène. Lorsque j’étais en Chine, en 2001, j’ai fait des photos, en particulier des séries de photos, une nuit, de la fenêtre d’une voiture. Et j’ai photographié en particulier trois personnes sur une moto. Au moment où j’ai écrit la scène, je me suis inspiré de la photo que j’avais faite. Ce n’est pas extravagant comme invention, c’est un document réel. Après il est vrai qu’il y a des choses assez complexes dans la façon dont la scène est traitée. Si l’on ne cherche que le réalisme dans le jeu des trois corps, ça devient compliqué. Mais peu importe, car je suis parti du réel. 

Vos personnages parcourent maintenant le monde -et dans « Fuir » plus que jamais auparavant-, mais ils traversent un univers de signes et de sons indéchiffrables et semblent ne plus pouvoir communiquer. Alors même qu’ils sont partout joignables et entendent une multitude de parlers.

Quand tout à l’heure j’ai parlé de personnages de mots et de papier, je ne voudrais pas non plus apparaître comme trop robbe-grilletien ni Nouveau roman. Parce que dans ce débat entre Balzac et Robbe-Grillet, j’irai me placer derrrière Robbe-Grillet. Mais il y a aussi tout un aspect psychologique, dans mes deux derniers livres en particulier. Mon idée, c’est que cette psychologie est présente, même si elle n’est pas dite. C’est un peu comme l’iceberg. Je veux montrer une partie émergeante, mais derrière il y a toute une partie invisible qui existe et est constituée. Ce ne sont pas seulement papier et mots, il y a aussi tout une partie invisible que le lecteur doit reconstituer. Le livre est réussi si le lecteur s’approprie cela, en apportant sa propre sensibilité, sa propre intelligence pour compléter le livre. Par rapport à certaines phrases excessives de Robbe-Grillet, je serais plus coulant. Même si dans tous les cas il faut une participation active du lecteur, sinon le livre est inaccompli. Parfois l’effort demandé au lecteur est très grand, et on arrive dans certains cas excessifs à une sorte d’impossibilité, même pour le lecteur de bonne volonté, de sortir quelque chose d’une complexité pure. Ce n’est pas du tout le cas même des plus grands écrivains difficiles comme Faulkner. Il paraissait illisible à ses contemporains, mais on s’est très vite aperçu que tout ça avait énormément de sens et que c’était composé avec beaucoup de soin, avec des règles précises et subtiles.

Sauf que Balzac recherchait l’illusion réaliste. Il voulait poser un monde à côté du monde. Vous, ce n’est plus tout à fait votre propos.

Si Robbe-Grillet s’attaque à Balzac, moi je ne veux pas le faire et je ne vais pas poursuivre sa croisade, même si je comprends très bien ce qu’il veut dire. Il a fixé un exemple parlant de Balzac, mais c’est un peu injuste pour Balzac. Pour ce qui me concerne, je viens bien après le Nouveau roman, qui était plus radical dans ce domaine là. Et en effet j’approuve la plupart des intuitions théoriques de Robbe-Grillet. Je suis en train de relire ce livre que je vous conseille, « Préface à une vie d’écrivain », c’est de façon très concrète et très vivante, avec des exemples, qu’il parle de la littérature. C’est formidablement intelligent et convaincant. Mais pour moi l’enjeu ou le débat théorique n’est pas très important. Je suis au-delà de ce débat qui me semble dépassé. Parce que s’il y a eu un combat, les vues de Robbe-Grillet ont largement triomphé. Cela peut même se traduire par le fait que mon premier roman « La salle de bains » ne raconte pas grand-chose et que que dans les critiques, il y a vingt ans, personne n’a dit qu’il ne se passait rien dans ce livre. On ne l’a pas attaqué  comme cela aurait pu être le cas cinquante ans plus tôt. Pour ce qui me concerne, j’ai une sorte de foi assez naïve dans ce que je fais. Les questions théoriques ont été posées par le Nouveau roman et moi je repars à l’assaut, avec beaucoup de leçons retenues du Nouveau roman. Je ne me pose pas la question de l’avant-garde. Je me pose simplement la question : comment écrire aujourd’hui ? Qu’est-ce que je peux écrire maintenant, compte tenu de tout ce qui a déjà été écrit ? Voilà les questions que je me pose très concrètement à chaque fois que je commence un livre.

Mais le Nouveau roman a été en même temps assimilé et dépassé. On a assisté au retour au récit, au retour du sujet historique et de la psychologie. Il y a là un mouvement de l’époque.

Mais je me pose les questions par rapport à ce que je fais. Et pas tellement « est-ce que ça s’inscrit dans les préoccupations de l’époque ? » Je ne me sens pas partie prenante. Je suis cela d’assez loin. Je ne défends aucune position théorique. Je n’ai pas d’ennemis théoriques.

On a aussi observé que dans ce que vous écrivez il y a une sorte de tension entre une formulation qui pourrait donner lieu à des interprétations de type ludique, formel même, et un très grand esprit de sérieux.

C’est juste. J’oscille beaucoup entre ces deux aspects. Mais cela se trouvait déjà dans mon premier roman. Ce mélange était déjà présent, même si sa tonalité n’a pas été la même dans les romans suivants. Plus joyeuse dans « La télévision », plus grave dans « Faire l’amour » et « Fuir ». Même si dans « Fuir » j’ai par moment quelques tentations de revenir à quelque chose de plus humoristique. Mais ce n’est plus du tout la priorité. J’ai essayé de rendre quelques scènes plus drôles, mais je me suis cassé les dents. Il y a une question de priorité. Dans les consignes secrètes, je joue avec des courants très larges, de trente ou quarante pages. Je ne vais avec deux pages risquer de mettre en péril un courant de trente pages. La première fois que je me suis rendu compte de ça, c’est dans la troisième partie de « L’Appareil-photo », où il y a cette traversée entre Newhaven et Dieppe. Et c’est la première fois je crois qu’est arrivée cette tonalité plus mélancolique et plus grave. Et je me suis rendu compte, alors que « L’Appareil-photo » est un livre plutôt amusant, et parfois même très provocateur dans le je m’enfoutisme et l’impertinence. A partir de la troisième partie, toutes les notations humoristiques ou comiques étaient systématiquement gommées ou en tout cas supprimées : je les écrivais, mais je ne les gardais pas. Parce qu’il y avait cette priorité du flux de l’ensemble.

Je suis obligé de me plier à une sorte de tonalité. On peut difficilement aller contre.

Les incipits ?

La première phrase de « Faire l’amour », je l’ai prise au sérieux. Dès lors on n’était plus là pour rigoler. Qu’est-ce que le narrateur allait faire de cet acide ? S’il y avait encore un peu d’humour dans le livre, il allait prendre par la force des choses un côté acide.

Le roman se fait avec l’écrivain et à côté de lui.

Il y a des règles d’harmonie, que j’observe et qui parfois me semblent contraignantes. Comme en musique, il y a des règles qu’on ne peut pas casser. Je cherche en général une harmonie qui va de la première phrase du livre à la dernière.


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