TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Joël EGLOFF


Le 12 janvier 1953, s’ouvrait devant le Tribunal militaire de Bordeaux le procès du massacre d’Oradour-sur-Glane (10 juin 1944). Sur le banc des accusés, des SS de la division « Das Reich ». Et parmi ceux-ci treize Alsaciens, des Malgré-Nous incorporés de force dans la 3ème compagnie du régiment « Der Führer ». Le 13 février, le tribunal les condamnait à des peines allant de cinq à huit ans de travaux forcés. L’émotion en Alsace fut considérable : le 20 février, face au « risque de rupture de l’unité nationale », une loi les amnistiait. Impossible de lire le très remarquable « Ces féroces soldats » de Joël Egloff  en faisant abstraction d’un contexte qui, aujourd’hui encore, suscite de vives controverses
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Cette histoire, le père de l’écrivain en fut partie prenante. Né en 1926 en Moselle, alors département français, il fut incorporé dans l’armée allemande en octobre 1943 : trois ans plus tôt, en juillet 1940, la Moselle, redevenue département français le 11 novembre 1918,  avait été de nouveau annexée au Reich. Joël Egloff, dont les débuts littéraires remontent à 1999 avec un irrésistible road movie macabre, « Edmond Ganglion & fils », s’attaque aujourd’hui au sujet douloureux qui n’a cessé de l’accompagner depuis son enfance : la destinée de ce père qu’au fil des années il eut à connaître de façon fragmentaire, au rythme des confidences, des remontées de souvenir et des récits parcellaires de la famille. Face aussi à de nombreux silences. Le sujet est resté douloureux. L’écrivain se livre ici à une véritable enquête sur l’un des 130.000 Alsaciens et Mosellans qui se trouvèrent enrôlés de force dans les combats de l’Allemagne nazie. La tâche n’était pas mince, tant le malaise était grand, pratiquement de l’ordre du tabou. Une première difficulté consista pour lui à admettre qu’il ne pourrait combler la totalité des blancs auxquels il s’était trouvé confronté, non seulement dans la parole familiale mais aussi dans les documentations auxquelles il avait pu accéder.

Trop de non-dits accumulés. Trop de choses « enfouies profondément ».  Sans doute trop d’horreurs

A commencer par quelques feuillets de la main du père : « Il y a ce bloc-notes dans lequel tu avais commencé à raconter ton histoire. Trois pages, seulement, sur petits carreaux, de ton écriture comme une pluie battante… » Le livre de Joël Egloff se présente en effet comme une adresse au père, qui n’avait donc pu aller au-delà des soixante-treize lignes initiales. Comment en effet restituer ce parcours de Malgré-Nous sans se heurter à des contradictions, sans échapper à la mauvaise conscience ? L’arrêt prématuré de l’écriture, le fils le lit telle l’évidente  manifestation d’un malaise définitivement insurmontable. Trop de non-dits accumulés. Trop de choses « enfouies profondément ».  Sans doute trop d’horreurs. Devant son bloc-notes le père était rapidement resté « sans voix ».

Avec une admirable délicatesse, le livre raconte une blessure et un mal-être dont le douloureux épisode des Malgré-Nous fut  l’insupportable apogée

D’abord affecté dans une unité antiaérienne à Munich, le père de Joël Egloff avait ensuite été désigné pour faire partie de la Waffen-SS (« Ton allure, ta taille, tes traits, tes cheveux clairs et tes yeux bleus, tu as tout, malheureusement, pour plaire à ces hommes, qui sont d’ailleurs de moins en moins exigeants, à mesure que la guerre avance »). C’est ainsi qu’il avait participé à ses premiers combats à l’âge de 18 ans, dans les Ardennes en 1944. Puis ç’avaient été la Hongrie et l’Autriche, où il avait été fait prisonnier devant Vienne par les Américains. Ceux-ci avaient mis quelques mois avant de réaliser l’ambiguïté de son statut et de le libérer. En même temps que l’écrivain tente de cerner la complexe figure paternelle, il rédige une captivante chronique familiale sur plusieurs générations. A travers celle-ci se donnent à lire les déchirures d’une région façonnée par deux cultures et deux langues. Et au milieu, tel un refuge, « ce dialecte qu’on appelle le platt ». Avec une admirable délicatesse, le livre raconte une blessure et un mal-être dont le douloureux épisode des Malgré-Nous fut  l’insupportable apogée, « un grain de sable dans le récit trop bien huilé du combat entre les héros et les lâches, les bons et les salauds. »  Depuis le décès de son père, en 2012, Joël Egloff a fait paraître « J’enquête » (Buchet-Chastel, 2016), dont le titre paraît annoncer déjà ces « Féroces soldats ». A n’en pas douter ce huitième et plus récent livre, au croisement de la chronique familiale, du récit historique et de l’imaginaire littéraire, « portrait de famille sur fond de ruines », est aussi celui qui engage son auteur le plus profondément dans une délicate matière intime. Pour cela d’autant plus admirable.

« Ces féroces soldats », de Joël Egloff, Buchet-Chastel, 240 pages, 20,50 €
26/09/2024  1712 – W – 92