TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Christine Jordis


« Le fil d’or », titre du dernier livre de Christine Jordis, est un emprunt à une image de William Blake dans son poème « A Dieu ». On sait l’attachement que lui porte l’autrice, par ailleurs éditrice, critique et jurée littéraire, qui en 2014 nous donna un remarquable « William Blake ou l’infini » (Albin Michel).  Le fil d’or dont il est ici question, c’est celui qui a posteriori se donne à imaginer, traversant les âges successifs d’une vie pour leur donner sens et les inscrire dans une cohérence

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En 1989 Christine Jordis faisait paraître son premier livre, un essai, « De petits enfers variés, Romancières anglaises contemporaines. » Trente-cinq années et vingt titres plus loin – essais, romans, récits – elle expose ce qui lui apparaît désormais être advenu sous le signe d’une rigoureuse continuité. Comme si le lien caché était devenu perceptible. Dans « Le fil d’or » le défilement d’une vie se donne en effet à voir dans la totalité de ses dimensions. Une lecture à la fois passionnante et éclairante : manière d’autobiographie intellectuelle en même temps que traversée de la littérature anglaise par l’une de ses toutes meilleures spécialistes. A ceci près que Christine Jordis est également romancière, et non des moindres. Car ce qui frappe d’abord au long de ces 256 pages, c’est l’absence de toute sécheresse académique, quand le discours théorique tend à prendre le pas sur le rendu de l’épaisseur vivante des textes. C’est l’exact  contraire qui se produit ici. Si tout avait forcément commencé par des lectures, celles-ci tournèrent très vite à une confrontation quasiment physique avec des univers aussi dissemblables que ceux des livres qui faisaient l’admiration de la future écrivaine : d’Emily Brontë, de Kathleen Raine, de Virginia Woolf  ou encore de David Gascoyne. Respectivement sur les landes du Yorkshire, dans un appartement de Paultons Square, dans le quartier de Bloomsbury, sur l’île de Wight.  Il n’est certainement  pas insignifiant que « Le fil d’or » soit sous-titré « Rencontres et lectures anglaises. » Ce qu’explicite très tôt dans le livre la romancière : « M’intéressait surtout ce réseau de fils souterrains qui se tissent dans un rapport, quel qu’il soit, plus dense encore quand il est fait d’affinités et d’amitié – le sentiment qui m’avait autrefois liée à ces figures aujourd’hui disparues ». L’on ne saurait mieux circonscrire la double visée du projet, à la fois littéraire et autobiographique (« Le portrait de mes amis sera aussi le mien »).

Chez Christine Jordis le lien ne relève pas que de l’admiration, de l’enchantement et du partage, il est constitutif d’un véritable vécu commun

 Cela avait commencé pour elle vers l’âge de dix ans. L’on a appris dans d’autres livres combien l’enfance et l’adolescence furent pour elle de rudes périodes. Pendant les vacances d’été, quelque part en Touraine, elle avait ainsi accoutumé de passer ses journées seule, à déambuler au hasard dans une lande à proximité. Mais sa solitude était toute relative, dans la mesure où elle se sentait littéralement accompagnée, pour ne pas dire escortée, par deux figures familières, elles aussi habituées d’une lande, qui marchaient à son côté : Emily et Charlotte Brontë. Il n’en ira pas autrement plus tard, quand par exemple elle parcourra le Londres de Virginia Woolf. Chez Christine Jordis le lien ne relève pas que de l’admiration, de l’enchantement et du partage, mais il est constitutif d’un véritable vécu commun. Il en résulte des pages admirables de pénétration et de délicatesse. Et cette façon de profession de foi : « A l’université, inscrite en licence d’anglais, j’ai évité soigneusement les cours où le roman d’Emily serait étudié, craignant une dissection savante qui le priverait de son secret. » On se rappelle Brecht, citant cette étudiante de Leipzig qui avait absolument tout analysé de son œuvre, mais à aucun moment n’avait songé à en évoquer la couleur et la saveur.

Quelque chose comme un réseau d’affinités électives fondant une véritable famille d’esprit

Ensuite il y avait eu les nombreux séjours en Angleterre, les quelques années d’enseignement dans un collège de la région parisienne, puis l’aventure du British Council à Paris, qui apporta à son regard un nouvel élargissement. Avec le recul, Christine Jordis est aujourd’hui frappée par une évidence : entre toutes les figures, qui non seulement ont contribué à la richesse de sa culture mais ont également participé à sa propre affirmation, dont les œuvres ont résonné en elle,  l’on peut postuler quelque chose comme un réseau d’affinités électives fondant une véritable « famille d’esprit. » De même que des lieux leur sont pour elle à tout jamais attachés. Davantage que des toponymes ou des localisations, des sensations, des images, voire leurs représentations dans des images ou des tableaux. Dans « Le fil d’or » un foisonnant paysage littéraire, fait de passé et de présent, extraordinairement fouillé et vivant, se donne  à voir. Cependant qu’un autoportrait de plus en plus précisément se dessine et que s’affiche le lent cheminement vers l’écriture. En fidélité au choix premier, la pulsation de l’œuvre avant la théorie, ce livre de savoir et de culture vibre d’une constante émotion.

Le regard lucide qu’elle s’est forgé au contact d’esprits d’une implacable exigence

C’est que « Le fil d’or » ne s’écrit pas en dehors de l’époque. Christine Jordis, habitée par sa constellation d’écrivains anglais, s’appuie en effet sur leur lecture pour scruter notre temps. Elle porte sur les modes et les tropismes de celui-ci le regard lucide qu’elle s’est forgé au contact d’esprits d’une implacable exigence. En particulier contre le matérialisme trivial de notre « âge obscur », contre le nihilisme et sa « vague déferlante.» Chez Christine Jordis l’engagement de l’écrivaine et de l’intellectuelle ne se laisse assurément pas mesurer à la présence sur les réseaux sociaux. Pas davantage à quelque suivisme. Son indépendance de pensée, sa liberté de ton, elle les doit à ses lectures, à sa fréquentation assidue des grands auteurs comme aux « rencontres » qui ont jalonné son existence. A sa façon « Le fil d’or », avec sa haute culture, sa finesse, son élégance et sa sourcilleuse exigence pourrait bien constituer pour les amateurs de littérature un authentique « feel good book. »

« Le fil d’or » de Christine Jordis, Seuil, 256 pages, 21,50 €
07/11/2024 – 1717 – W97