Avec « Inventaire du matrimoine » Coralie Grimand propose un premier roman plein de tact et teinté d’une douce ironie sur le thème du vieillissement et de ses conséquences. Un couple d’octogénaires en constitue la figure centrale, sorte de duo rôdé par plus d’un demi-siècle de compagnonnage. Mais aussi acteur d’un jeu de rôle dans lequel chacun a tracé son exact périmètre. A la fois émouvant et terrible
Edwige et Daniel se retrouvent maintenant seuls dans la vaste maison qu’ils avaient fait construire en 1981 au milieu d’un territoire d’élevage : Daniel avait été le vétérinaire du coin, tandis qu’Edwige veillait à l’organisation et la décoration de leur intérieur et du jardin. Mais la dame désormais vieille est atteinte d’une maladie neurodégénérative identifiée comme une variante de Parkinson. Leur fille Anne, la cinquantaine, au chômage après un dernier poste de « cost-killer », est venue à la rescousse. C’est à travers son regard que l’on prend connaissance de cette histoire à la fois singulière et extraordinairement banale. Anne est disponible. Elle n’a pas donné suite à une invitation de Pôle Emploi à « se présenter à un entretien pour un poste de vendeuse de fringues en boutique d’une enseigne low cost de galerie marchande. » Le livre de Coralie Grimand ne cesse de manier ainsi une ironie dévastatrice sur le monde en perte de sens auquel se trouvent confrontés les deux « seniors », la malade et le bien portant guère plus à son aise. Pour le coup confortés tous deux dans une commune logique de décrochage et de défiance. Les voici donc face à leur fille, menant chacun sa résistance, entre tragique et burlesque. Curieusement le fils cadet de la famille se tient à l’écart, n’effectue que de rares et rapides visites. Celui qu’Anne désigne non sans raison comme « le chevalier blanc » s’obstine à vouloir garder de ses parents une image pas encore altérée par les dégradations de l’âge. Une manière de kantien aux mains blanches : « J’ai trouvé maman plutôt en forme » était la formule consacrée par laquelle il se plaisait à signer d’un SMS la fin de ses séjours auprès des parents. »
L’altération du sens du réel, la soumission à des logiques improbables, la mise en place de stratégies d’évitement
Dans la famille Anne se présente aujourd’hui comme la seule adulte, y compris dans ses accès d’autorité. Face à elle Edwige et Daniel jouent au chat et à la souris. La situation prêterait à sourire si l’omniprésent décor ambiant n’était pas celui du déclin cognitif et de la perte d’autonomie. Coralie Grimand saisit admirablement la complexité de ce qui se joue in fine assez semblablement chez l’un et l’autre : l’altération du sens du réel, la soumission à des logiques improbables, la mise en place de stratégies d’évitement. Si l’ancien vétérinaire paraît un peu plus d’aplomb que son épouse, qui en est maintenant aux coloriages compulsifs, il n’est lui-même pas à l’abri d’idées fixes et de bizarreries de comportement. En témoigne le chaos dans lequel il s’obstine à maintenir le jardin jadis si obsessionnellement entretenu. Pour Anne « il était de plus en plus clair qu’ils étaient désormais deux à perdre les pédales et que leur alliance de circonstance visait à masquer leur irresponsabilité. » Mais peut-être en a-t-elle elle-même sa part, tant elle peine à trouver la juste distance face à des parents devenus ses enfants ? On la sent partagée entre colère et remords.
Coralie Grimand affecte à chacun des chapitres de son livre un titre renvoyant à un objet (« poubelle »), un lieu (« cuisine », « salle à manger »), une action, une caractéristique comportementale (« maltraitance », « vaillance »). Cernant ainsi à partir d’une multiplication des points de vue l’ensemble des processus à l’œuvre en chacun de ses personnages comme dans leurs relations compliquées. Plus qu’une analyse, c’est un véritable tableau des singularités et défaites multiples de la vieillesse que brosse ici l’autrice. Terrifiant et terriblement humain. Oscillant tout du long entre gravité et humour. Sans compter tout ce qui circule encore d’amour entre cette femme, cet homme, leur fille et leur fils. La finesse du point de vue le dispute ici à l’émotion. Avec, pour conclure, un épilogue parfaitement insoupçonnable, sommet de romanesque et bouleversante inversion des rôles, qui en dit long sur la solidité d’un lien qui a traversé le temps. C’est à la fois beau et tragique. La qualité de ce premier roman appelle une suite, tout simplement.
« Inventaire du matrimoine » de Coralie Grimand, Editions Arlea, 256 pages, 19 €