TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Anna FUNDER


Couronné dans la catégorie « non fiction » par le Prix du meilleur livre étranger 2024, « L’Invisible Madame Orwell » de l’Australienne Anna Funder, dans une très rigoureuse traduction de Carine Chichereau, se présente comme un salutaire décapage de la biographie de George Orwell. Sans remettre jamais en cause l’importance décisive de l’écrivain britannique dans l’approche des pensées totalitaires, l’autrice passe en effet au crible la sorte de fiction de sa propre vie que ce dernier, suivi par ses biographes, semble n’avoir cessé de proposer. Avec comme enjeu crucial, à l’aune de l’actuel courant de réévaluation, la mise en lumière du rôle de son épouse Eileen

Eileen O’Shaughnessy (1905 – 1945) et Eric Arthur Blair (1903 – 1950), plus connu sous le pseudonyme littéraire de George Orwell, s’étaient mariés en 1936. Mais de leur couple et de son histoire tourmentée l’on n’a longtemps surtout retenu que la composante masculine. Comme si celle qui ne fit pas que partager le quotidien du grand homme n’avait jamais été perçue que dans son ombre. Pour s’en convaincre il suffit de relire chacune des sept biographies consacrées à l’auteur de « 1984. » C’est très exactement à cette tâche que s’est astreinte Anna Funder. Qui s’est également appuyée sur la trentaine de lettres autographes laissées par Eileen Blair et plus particulièrement sur six d’entre elles, rédigées entre 1936 et 1945, découvertes et publiées en 2006, à une amie de son époque étudiante à Oxford.  C’était en effet de son patronyme marital que signait toujours celle que l’autrice désigne comme « Madame Orwell. » A partir de ce matériau de base, le récit entreprend de restituer une figure de femme qu’on dirait aujourd’hui invisibilisée : la vague #MeToo est manifestement passée sur cette écriture. Pour une remise en perspective, mais aussi certaines hypothèses plus discutables. Sans doute parce que le travail d’Anna Funder se situe à mi-chemin de l’essai et de l’invention romanesque.

Le talent d’Anna Funder, son sens de la mise en situation et son inventivité romanesque emportent l’adhésion et émeuvent

Dans son ambitieux et séduisant ouvrage celle-ci combine en effet faits avérés et témoignages divers avec un récit plus personnel, engendré par sa volonté de faire parler les silences et remplir les blancs de l’histoire. L’on entre de cette façon dans le quotidien intime du couple, tel qu’Anna Funder le donne à imaginer. Qu’elle insère dans le contexte de l’époque, marqué par toutes les nuances de la violence politique et idéologique. Orwell, avec ses inclinations trotskistes, fut l’une des cibles désignées par la propagande stalinienne et les services soviétiques. On le voit ici, représenté dans sa sphère privée et se reposant très largement sur Eileen, qui non seulement assure le quotidien mais révise et corrige ses articles et livres. Un travail de secrétariat qui relève ici quasiment d’une exploitation, elle-même consubstantielle à la domination patriarcale. C’est le fil rouge du livre. Le talent d’Anna Funder, son sens de la mise en situation et son inventivité romanesque emportent l’adhésion et émeuvent. Le plaisir de lecture est patent. Mais l’effet de contraste entre les deux personnages n’est-il  pas quelque peu forcé ? D’un côté un Orwell entièrement requis par son œuvre et son engagement politique, de l’autre une Eileen ayant abdiqué toute prétention à un développement personnel pour se mettre exclusivement au service de son époux ? Les spécialistes trancheront.

Anna Funder propose une lecture de ces existences du milieu du siècle dernier à travers le regard d’une féministe d’aujourd’hui

Il reste que « L’Invisible Madame Orwell », par ses vues panoramiques comme son sens du détail, témoigne d’un enviable sens de l’évocation. Si Anna Funder propose une lecture de ces existences du milieu du siècle dernier à travers le regard d’une féministe d’aujourd’hui, avec l’évident risque d’anachronisme qui en découle, il n’en reste pas moins qu’elle contribue à mieux cerner ce qui, au dehors, se jouait autour du couple Blair, et, au-dedans, relevait des inégalités du temps entre femmes et hommes. Sans pour autant aller jusqu’à dire qu’Eileen fut empêchée par l’emprise de son mari dans une vocation d’écrivaine,  qu’en l’état des connaissances actuelles rien n’atteste. Même si sa sensibilité littéraire et sa vaste culture lui ont permis de tenir un rôle de conseil, par ailleurs reconnu par celui qui en fut le bénéficiaire. Ce qu’Anna Funder également nous montre, c’est une Eileen Blair engagée dans les mêmes combats que George Orwell. En attestent les pages superbes, souvent chargées d’humour, sur leurs engagements respectifs du côté de Barcelone pendant la guerre d’Espagne. Ou le récit de leur existence fragile à Londres sous le Blitz, avec en point d’orgue la destruction de leur appartement lors d’un bombardement.

L’on voit aussi, en une manière de constant contrepoint, celle qui aujourd’hui s’est lancée dans la restitution de cette histoire. Dans ses lectures et ses recherches comme dans son quotidien, la vie domestique, les responsabilités familiales, en façon d’écho lointain, pour ne pas dire de répétition par-delà le temps, à ce qu’elle-même imagine du vécu inégalitaire de ce couple. Il en résulte ce livre vibrant et captivant, portrait d’une figure féminine indissociable de la vie du grand écrivain. Faire venir celle-ci sur le devant de la scène n’est pas son moindre mérite.

« L’Invisible Madame Orwell » d’Anna Funder, traduit de l’anglais (Australie) par Carine Chichereau, Editions Héloïse d’Ormesson, 492 pages, 23,00 €
26/12/2024 – 1723 – W103