TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Philippe BESSON


Dans « Vous parler de mon fils » Philippe Besson continue d’explorer les zones toxiques du terreau sociétal. On se rappelle le récent « Ceci n’est pas un fait divers » (2003) sur un féminicide. Cette fois le romancier met en scène une dramatique affaire de harcèlement scolaire. Il en résulte un livre non seulement délicat et bouleversant, mais impitoyablement éclairant sur une mécanique dévastatrice

En épigraphe Philippe Besson a placé, telle une balise, une citation d’Hérodote : « En temps de paix les fils ensevelissent leurs pères, En temps de guerre, les pères ensevelissent leurs fils. » C’est en effet à un contexte de perte de repères et de recul d’humanité que renvoie ce nouveau roman, sans doute l’un des plus puissants de l’écrivain. L’affaire se déroule une fois encore dans la  région Ouest d’où celui-ci est originaire. Plus précisément à Saint-Nazaire, où le narrateur à la première personne Vincent Dulac travaille comme chaudronnier aux Chantiers de l’Atlantique. Ce matin de printemps, alors qu’une température de 29 degrés est déjà annoncée, il se trouve  encore dans la chambre, s’apprêtant à enfiler la chemise blanche que son épouse Juliette a préparée pour lui. Une journée particulière en effet se prépare. Le blanc y sera de rigueur, pour une marche, dont lui-même, Juliette et leur fils cadet Enzo, neuf ans, prendrons bientôt la tête. La foule réunie rendra un dernier hommage à leur aîné Hugo, qui il y a tout juste un mois avait mis fin à ses jours. Il avait quatorze ans et était élève de troisième au collège André Malraux. Ainsi commence l’implacable récit de Philippe Besson.

Il appartient à la littérature de donner à imaginer la complexité de la situation

Vincent se rappelle le moment où, sans qu’il en ait eu lui-même conscience, la mécanique du malheur pour eux s’était enclenchée. Cela s’était passé quelques mois plus tôt. Il avait suffit d’une simple phrase de Juliette : « Je crois qu’il se passe quelque chose avec Hugo, il n’est pas bien. » Il s’était alors « contenté de hausser les épaules. » Tandis que la marche blanche maintenant s’est mise en branle, Vincent revient sur ce temps des débuts, quand rien ne lui apparaissait certain. Quand les désagréments que vivait son aîné au collège lui paraissaient relever d’un banal  apprentissage de la vie. De quoi s’agissait-il au juste ? Deux  condisciples l’avaient pris en grippe. Parce qu’il était un bon élève et parce qu’il était un jour venu en classe vêtu d’un tee-shirt rose. Rien de tel pour attiser la vindicte de la « meute, la bruyante comme la silencieuse. » Le phénomène n’est pas nouveau. De cela, les parents n’avaient longtemps rien soupçonné. Pas davantage qu’ils ne verraient plus tard les marques de coups sur les bras et le corps de leur garçon. Pourtant le harcèlement ne s’effectuait pas à bas bruit, le reste de la classe en était tous les jours le témoin. Mais à la maison Hugo avait choisi de garder le silence. Il appartient maintenant à la littérature de donner à imaginer la complexité de la situation. Quand la victime, en  minimisant les gestes de ses agresseurs, en quelque sorte les couvre. Quand l’institution scolaire juge préférable de fermer les yeux. Quand chez les parents eux-mêmes le doute s’instille. Vincent et Juliette découvriront trop lentement l’enfer vécu par leur aîné. Philippe Besson explore avec une poignante minutie chaque ingrédient du processus mortifère.  

Il y a ici, discrète mais patente, une dimension politique qui inscrit ce roman au nombre des œuvres donnant à comprendre l’époque

Il suit pas à pas leurs découvertes successives, « un continent », en même temps qu’à travers la parole de Vincent il déroule le passé heureux et confiant de la famille. Porteuse d’une sorte d’optimisme historique, le mot n’est sans doute pas trop fort chez ces ouvriers bien dans leur peau, qu’ont voit réduit à néant après la perte de l’enfant : « En dépit de tous les signaux d’alerte, nous n’avions pas envisagé qu’il puisse mourir. » Il y a ici, discrète mais patente, une dimension politique qui inscrit ce roman au nombre des œuvres donnant à comprendre l’époque.  Avec une constante subtilité, y compris dans la représentation accusatrice de la cruauté imbécile des deux bourreaux Mathis et Rayan, et de leurs parents. Tandis que la journée avance, que la marche bientôt touche à sa fin, c’est tout un passé qui a maintenant resurgi. La belle histoire de Vincent et Juliette, la fierté ouvrière sous-tendue par une idée de progrès pas encore dévaluée. La vie de famille dont Philippe Besson capte l’intensité en même temps que les fragilités. Ce père trop confiant dans les ressources et les capacités de résistance du fils, à moins qu’il ne s’agisse pour lui de ne pas ébranler son propre confort. « C’était une course de vitesse, et on l’a perdue », déplore-t-il. Peut-être parce que son épouse et lui-même s’étaient trouvés perdus et désarmés face au désemparement de leur fils. Ils s’étaient certes tournés vers un psy, mais le mal était déjà fait. A ce moment-là Hugo était déjà en train d’avancer dans la logique de sa mortelle résolution : son suicide se révèlerait comme un acte réfléchi. D’autant plus insupportable pour les parents. De cette lecture, de cette restitution de la somme des épisodes médiocres qui ont conduit au drame, l’on sort profondément éprouvé. La force du roman de Philippe Besson, c’est précisément de donner à ressentir la violence du bond qualitatif, quand l’accumulation d’avanies ordinaires pousse à la décision extraordinaire d’une fin tragique.

« Vous parler de mon fils » de Philippe Besson, Julliard, 208 pages, 20 €
09/01/2025 – 1725 – W105

2 réponses à “Philippe BESSON”

  1. Très bien décrit, je comprends qu’on sorte d’une telle lecture éprouvé! C’est visiblement un excellent livre, sur un sujet en pleine actualité… mais on hésite à le lire. Ce que souffrent les adolescents est insupportable.

    • Ce texte est effectivement d’une grande dureté. Sans doute parce qu’une humanité s’y donne à voir, telle qu’en elle-même.